Source: The Conversation – in French – By Lucas Pithon, Maître de conférences en psychologie clinique et psychopathologie, Université d’Angers
Les plateformes de streaming représentent un fait social qui ne se résume pas au drame de la mort en direct du streamer Jean Pormanove sur la plateforme Kick. Une analyse récente de Twitch montre en effet comment ces espaces en ligne peuvent participer à la construction identitaire de jeunes adultes, si la modération, la régulation, l’accompagnement et l’éducation numérique sont au rendez-vous.
La mort en direct du streamer français Jean Pormanove sur la plateforme Kick, après douze jours de diffusion en continu marqués par des humiliations et des violences encouragées par le public, a suscité une vive émotion.
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Si cet épisode tragique révèle une dérive inquiétante quant à la consommation en direct du spectacle de la souffrance, il met aussi en lumière un fait social, le rôle central qu’occupent désormais les plateformes de streaming dans la vie de ses principaux utilisateurs, les jeunes adultes.
Les plateformes de streaming, signe d’un malaise générationnel ?
Au-delà du fait divers, cette affaire semble signer le symptôme d’un malaise générationnel profond, qui plonge ses racines dans les circonvolutions d’un monde particulièrement instable. Les repères traditionnels – travail stable, éducation, couple, famille, trajectoire linéaire – s’effritent et les institutions politiques peinent à suivre le rythme des réalités sociales, dans un climat marqué par la montée des populismes et une incertitude climatique et géopolitique croissante.
Si ces métamorphoses ouvrent de nouvelles possibilités, elles participent aussi au sentiment de flottement qui accompagne l’entrée dans l’âge adulte.
L’individu porte, seul, la responsabilité de construire son avenir.
Dans ce contexte, certaines plateformes numériques prennent une place surprenante. C’est le cas de Twitch, espace en ligne où des vidéastes (streamers) diffusent en direct des parties de jeux, des discussions ou des émissions interactives sur des sujets aussi divers que variés. Des centaines de milliers de jeunes s’y connectent chaque jour. Mais au-delà du divertissement, que viennent-ils y chercher ? Selon nous, leurs usages de Twitch traduisent autant un besoin de lien social et de reconnaissance qu’une manière de se positionner dans un monde fragmenté.
Twitch : un lieu pour se construire
En effet, notre étude le montre : loin d’incarner, comme certains discours tendent à le soutenir, un temple moderne de l’addiction, Twitch apparaît au contraire, pour ses utilisateurs, comme un espace d’expérimentation, de partage et de découverte des différentes facettes de leur personnalité.
La plateforme fonctionne comme un lieu de socialisation et de construction de l’identité. Les jeunes adultes y trouvent un espace dans lequel leurs passions – parfois marginalisées dans la société, comme les jeux vidéo, l’informatique ou la culture Internet – deviennent des sources légitimes de reconnaissance et de valorisation. En outre, l’interactivité, les codes partagés ainsi que les références culturelles et générationnelles communes participent à la création d’un langage collectif et d’un sentiment d’appartenance.
Plus globalement, Twitch permet de s’exposer anonymement à une variété de sujets allant du divertissement aux débats politiques ou scientifiques, en passant par le militantisme, l’art, l’apprentissage, la spiritualité, ainsi que les questions de genre ou de sexualité, qui contribuent au développement personnel et social des utilisateurs.
Un « safe-space » disponible sur demande
Cette possibilité repose sur le fait que Twitch est une plateforme encadrée, à la fois par des règles internes et par des équipes de modération choisies par les streamers. Cela en fait un espace sûr, où l’on ne peut ni tout dire ni tout faire, contrairement à Kick. Ce cadre sécurisant offre un lieu de reconnaissance que les utilisateurs peuvent mobiliser à tout moment, notamment pour partager des moments difficiles avec d’autres.
Certains décrivent Twitch comme une « bulle sociale », où l’on se sent à l’aise, respecté, et parfois mieux compris que dans son entourage réel. La plateforme agit ainsi comme une zone tampon, capable d’apaiser les doutes, émotions et incertitudes du passage à l’âge adulte. Fait notable, le sentiment de connexion persiste même sans communication directe : la simple présence sur un live suffit à éprouver le plaisir d’appartenir à un collectif, d’être et de faire avec les autres.
C’est ce dont témoigne Clémence, 22 ans :
« Il y a un côté euh… rassurant, safe place un peu, un peu cocon rassurant. […] Enfin voilà c’est (le streamer, ndlr) quelqu’un que je connais bien et du coup le fait de pouvoir l’avoir à… à disposition d’un claquement de doigts, boom ! je peux le mettre sur mon écran à gauche là quand je veux pour qu’il… pour qu’il fasse le saltimbanque là… »
Dans la société contemporaine, cette possibilité revêt une importance capitale tant elle participe à briser « l’épidémie de solitude » qui fait rage chez les jeunes adultes. Twitch offre la possibilité de rencontrer (même passivement) un ou des autres, avec lesquels on a le sentiment de partager quelque chose.
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Cette notion de partage est d’ailleurs capitale pour la plupart des utilisateurs interrogés. Si l’on vient sur la plateforme, c’est d’abord pour investir une communauté dans laquelle on se reconnaît et avec qui on a le sentiment de partager le même univers, le même rapport au monde, qui s’exprime dans les centres d’intérêt, les valeurs, ou même les points de vue politiques convergents.
Le rôle central du diffuseur
Toutefois, cette dynamique collective ne prend sens qu’à travers celui ou celle qui l’incarne et la fédère. En effet, c’est autour du diffuseur que se cristallisent les affinités : sa personnalité, sa manière d’interagir, sa régularité et son authenticité donnent chair au collectif et comptent énormément dans l’attachement que les spectateurs développent à son égard. Pour beaucoup d’adultes en émergence, cette relation, bien qu’asymétrique, prend une dimension affective forte : le streamer devient une présence familière, réconfortante, voire même inspirante.
Dans une société où les figures tutélaires traditionnelles tendent à se raréfier ou à être en décalage avec les modes de vie et aspirations contemporaines, le créateur ou la créatrice incarne alors une figure d’idéal, une version possible de soi, qui encourage à s’épanouir et à oser être soi-même. C’est à la fois quelqu’un dont on a le sentiment qu’il nous ressemble mais c’est aussi, et peut-être surtout, quelqu’un à qui, sous certains aspects, l’on aurait bien envie de ressembler.
C’est ce qu’expliquent des spectateurs que nous avons rencontrés dans nos travaux de recherche :
« J’ai les mêmes délires que lui et tout, il aime bien tel jeu, ben l’avantage c’est que c’est un peu un sceau de validation pour moi. » (Alexandre, 25 ans)
ou encore
« Donc voilà, y a l’idée de pouvoir s’identifier au mec je sais pas… de pouvoir partager quelque chose avec lui au niveau de la personnalité, de pouvoir lui ressembler. » (Léo, 20 ans)
Dès lors, l’on comprend mieux le risque de l’absence de modération dans l’investissement de certains « modèles » : sans garde-fous, l’influence qu’ils exercent peut glisser de l’inspiration bienveillante à la promotion de conduites destructrices, faisant de la communauté non plus un bord protecteur, mais une chambre d’écho dangereuse pour les identités les plus vulnérables.
Au-delà du virtuel, de nouveaux rituels sociaux
Enfin, il nous semble important de situer Twitch au-delà de la sphère numérique du spectacle car la plateforme donne également lieu à des formes inédites de rassemblements collectifs.
Le Zevent, événement caritatif français en est peut être l’exemple le plus éclatant. Pendant tout un week-end, des dizaines de créateurs unissent leurs voix et leurs communautés autour d’une cause commune, récoltant chaque année des millions d’euros pour des associations.
Mais ce qui s’y joue excède de loin la performance financière. Ces rassemblements fonctionnent comme de nouveaux rituels sociaux, où l’exaltation partagée et le sentiment d’unité réintroduisent du commun dans un monde fragmenté.
La participation collective au bien commun rejoue, dans un langage contemporain, les logiques du fonctionnement démocratique : chacun, par sa présence, son don ou même son simple soutien symbolique, contribue à une œuvre qui dépasse ses intérêts individuels.
Twitch devient alors le support d’une réintégration des individus au tissu social, là où une génération parfois décrite comme égocentrée, isolée ou désabusée montre au contraire sa capacité à inventer de nouvelles formes de solidarité et d’appartenance.
L’affaire Jean Pormanove rappelle toutefois combien ces espaces demeurent fragiles, et combien la modération, la régulation, l’accompagnement et l’éducation numérique sont cruciaux pour préserver leur potentiel social. Car au-delà du divertissement, c’est bien une partie de la vie collective qui s’y joue : celle d’une génération qui expérimente, en direct, de nouvelles manières d’être au monde.
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Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
– ref. Les plateformes de streaming, repaire d’une génération en quête de repères : le cas Twitch – https://theconversation.com/les-plateformes-de-streaming-repaire-dune-generation-en-quete-de-reperes-le-cas-twitch-270111
