Silence en Tanzanie, bruit à Madagascar : comment deux crises opposées racontent la même histoire

Source: The Conversation – in French – By Fabrice Lollia, Docteur en sciences de l’information et de la communication, chercheur associé laboratoire DICEN Ile de France, Université Gustave Eiffel

En 2025 deux pays d’Afrique et de l’océan Indien ont été secoués par des crises politiques d’ampleur. La Tanzanie, à la suite d’élections controversées, et Madagascar, confrontée à une crise socio-économique qui s’est rapidement muée en contestation politique diffuse.

Ces deux crises n’ont ni la même origine ni le même déroulement. Pour autant, en les observant à travers la perspective des sciences de l’information et de la communication (SIC), le même schéma apparaît avec une rupture dans la médiation institutionnelle, une circulation désordonnée de l’information, une montée rapide des récits concurrents et en défintive un affaiblissement profond de la confiance publique.

Cette comparaison n’a pas pour objectif d’uniformiser des réalités différentes mais plutôt d’éclairer ce que ces crises révèlent d’un moment commun en Afrique de l’Est où la communication publique, les technologies numériques et la gouvernance sécuritaire deviennent indissociables.

Chercheur en sciences de l’information et de la communication, je suis spécialiste des dynamiques de crise, de sécurité et des technologies numériques. J’en propose une analyse info-communicationnelle.

Tanzanie : de la coupure d’internet au vide informationnel

Le 29 octobre 2025, la réélection de la présidente Samia Suluhu Hassan avec près de 98 % des voix a immédiatement suscité des interrogations. Le principal parti d’opposition, Chadema, affaibli par les arrestations de plusieurs de ses responsables, n’a pas pu jouer pleinement son rôle.

Les manifestations qui ont éclaté à Dar es-Salaam, Mwanza ou Arusha ont été suivies d’un triptyque sécuritaire entre couvre-feu national, déploiement militaire et coupure d’internet.

Si cette dernière mesure est présentée comme un outil de prévention de la violence, ses effets sont souvent contre-productifs. La coupure d’internet ne fait pas disparaître les tensions. Bien au contraire, elle les nourrit voire les déplace. En privant la population d’informations fiables, elle ouvre la voie à une circulation hors ligne de rumeurs et d’interprétations façonnant un récit hors ligne bien souvent guidé par l’émotion.

De nombreux mécanismes sont bien documentés :

La perte de visibilité institutionnelle : l’État ne peut plus diffuser ses messages ni ajuster son discours;

Le sentiment d’opacité : une coupure est rarement perçue comme une protection mais plutôt comme une tentative de contrôle du récit;

L’amplification de la rumeur : l’information circule malgré tout souvent de manière plus incontrôlée;

La déstabilisation économique : banques, entreprises, services essentiels subissent des perturbations.

Ainsi la coupure d’internet ne gèle pas la crise mais la rend plutôt invisible, plus volatile et parfois plus dangereuse. C’est ce silence imposé qui transforme l’espace public en une zone d’ombre où la défiance s’installe.

Madagacar : la crise dans le bruit

À Madagascar le scénario est presque inversé. Ce qui a déclenché la crise de septembre 2025 n’est pas qu’un évènement politique direct mais une crise d’accès direct à l’eau et l’électricité dans un contexte de fatigue socio-économique déjà prononcée.
Ce quotidien fragilisé a servi de catalyseur à une mobilisation rapide, d’abord centrée sur l’accès aux services essentiels, puis progressivement politisée.
Les premiers rassemblements ont émergé à Antananarivo avant d’être relayés dans plusieurs villes.

Contrairement à la Tanzanie, aucune coupure d’internet ni dispositif sécuritaire massif n’est déployé. Mais cette absence de fermeture crée un vide communicationnel. Les autorités tardent à s’exprimer, et ne proposent pas de récit cohérent susceptible d’apaiser l’inquiétude collective.

Dans cet espace laissé libre, les réseaux sociaux (Facebook, WhatsApp, TikTok) deviennent la principale scène de médiation, de communication et d’information. Entre vidéos amateurs, alertes locales, messages d’indignation, mais aussi fausses informations, erreurs factuelles et interprétations émotionnelles, l’information circule en continu. Ce flux non régulé crée une dynamique de mobilisation très différente de celle observée en Tanzanie.

Plusieurs mécanismes se combinent :

  • Saturation émotionnelle, liée au déferlement d’images et de témoignages ;

  • Politisation progressive, l’accès à l’eau devenant un révélateur des dysfonctionnements de gouvernance ;

  • Fragmentation des récits, chaque communauté produisant sa propre interprétation de la crise ;

  • Accélération collective, favorisée par une communication institutionnelle insuffisante.

Madagascar produit ainsi une crise dans le bruit, où l’excès d’information remplace le silence imposé par la coupure numérique tanzanienne.

L’effondrement de la médiation institutionnelle

À première vue, tout oppose les deux situations. La Tanzanie montre un silence total alors que Madagascar agit dans un débordement informationnel.

Et pourtant, les deux trajectoires convergent vers un point commun. Celui de la rupture de confiance avec les institutions.

Cette convergence repose sur quatre dynamiques communes :

  • Tout d’abord, la fragilité de la communication publique en période de tension.
    Dans les deux cas, les institutions n’ont pas réussi à occuper l’espace discursif de manière cohérente. En Tanzanie, le silence institutionnel a laissé place à la rumeur. À Madagascar, l’incapacité à structurer un récit clair a permis aux récits alternatifs de prospérer.

Ensuite, le rôle central du numérique comme amplificateur émotionnel. Le numérique ne cause pas la crise, il en modifie la vitesse et la géographie. En Tanzanie, sa suppression a déplacé l’expression contestataire hors ligne la rendant plus difficile à anticiper. À Madagascar, la présence non encadrée du numérique, en l’absence d’un discours public structurant, a permis aux contenus émotionnels ( vidéos, témoignages, messages d’alerte ) de dominer le traitement de l’évènement. Cela a amplifié la perception de la crise, créant un effet de loupe où l’émotion collective devançait largement l’information vérifiée.

Aussi, la montée des récits parallèles est également présente. Dans les deux pays, un déficit de médiation institutionnelle produit le même effet. La place laissée vacante est immédiatement occupée par des acteurs non institutionnels (influenceurs, militants, groupe WhatsApp, chaînes Telegram, micromédias, etc.).

Enfin, le recours à des réponses sécuritaires. À des degrés différents, les deux pays ont utilisé une logique de maintien de l’ordre à savoir militarisation et arrestations en Tanzanie, crispation politique et réactions institutionnelles tardives à Madagascar.

Dans les deux cas, ces mesures peuvent temporairement encadrer la contestation mais rarement restaurer la confiance.

Vers une nouvelle vulnérabilité africaine

Des crises locales (pénuries, élections contestées, tensions sociales) basculent désormais rapidement dans une dimension informationnelle.

L’espace public africain est devenu hybride, à la fois numérique et physique, où les émotions circulent plus vite que les faits, où les récits s’imposent avant les explications, et où les institutions peinent à s’adapter à cette vitesse. La vulnérabilité est moins politique que liée à l’information.

Comment renforcer la résilience des sociétés africaines ? Quelques pistes :

  • Développer une vraie communication de crise institutionnelle. Une communication transparente, régulière, pédagogique, capable d’expliquer les décisions et de dissiper les flous.

  • Mettre en place une cellule de veille sécuritaire info communicationnelle afin d’analyser les signaux faibles, détecter les rumeurs, comprendre les dynamiques émotionnelles et anticiper l’escalade.

  • Nouer des partenariats de coordination avec les plateformes numériques et les médias, afin de garantir la circulation rapide de l’information fiable. Ces partenariats peuvent prévoir des lignes directes de signalement, des protocoles de lutte contre la désinformation et une mise en avant des messages publics essentiels lors des crises.

  • Former les décideurs aux dynamiques numériques et à la médiation afin de comprendre comment un récit circule et devient une compétence stratégique;

  • Articuler sécurité et communication : la réponse sécuritaire seule ne suffit jamais, elle doit être accompagnée d’un récit clair et de repères;

  • Renforcer les espaces de dialogue institutionnel : l’absence de canal ouvre la voie aux récits alternatifs.

Madagascar et la Tanzanie ne traversent pas les mêmes réalités politiques. Mais leurs crises respectives montrent une dynamique commune : lorsque la médiation institutionnelle se fragilise, lorsque l’information circule sans repères, lorsque les décisions ne sont pas expliquées, la confiance publique se dissout et la crise s’approfondit.

Comprendre cette vulnérabilité n’est pas juste un exercice d’analyse. C’est une condition nécessaire pour renforcer la stabilité des sociétés africaines dans un monde où la communication est devenue l’infrastructure invisible de la sécurité.

The Conversation

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