Source: The Conversation – in French – By Patrick Gilormini, Economie & Management, ESDES – UCLy (Lyon Catholic University)
Si les travaux de Philippe Aghion sur « la théorie de la croissance durable à travers la destruction créatrice » s’inscrivent dans la lignée de Schumpeter, ils se situent aussi dans une tradition bien française. En effet, la pensée du récent Prix Nobel d’économie valorise les liens entre économie, société et institutions, comme l’ont fait avant lui Saint-Simon ou, plus récemment, François Perroux.
Le 13 octobre 2025, l’Académie royale des sciences de Suède a décerné le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel à l’économiste français Philippe Aghion, ainsi qu’à Peter Howitt et Joel Mokyr. Ainsi sont récompensés leurs travaux sur l’impact des nouvelles technologies sur la croissance économique.
Philippe Aghion et Peter Howitt ont été parmi les premiers à modéliser l’idée originale de Joseph Schumpeter du processus de destruction créatrice. Dans cette perspective, les progrès de la science conduisent à l’apparition et à la diffusion de nouvelles idées, de nouvelles technologies, de nouveaux produits, de nouveaux services, de nouveaux modes d’organisation du travail qui ont pour effet de remplacer, plus ou moins brutalement, ce qui avait cours avant elles. Ces nouveautés ont pour origine la concurrence que se livrent les entreprises, chacune désirant être la première à introduire et exploiter son innovation.
Favoriser la destruction créatrice
À la suite de Joseph Schumpeter, Philippe Aghion fait partie des économistes français, qui, tels Henri Saint Simon (1760-1825) au XIXe siècle, ou François Perroux (1903-1987) au XXe siècle, ont mis en évidence le rôle de l’innovation, de l’entrepreneur et du crédit dans la dynamisme du capitalisme.
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Philippe Aghion analyse dans ses travaux, la corrélation positive entre la croissance du niveau de vie (PIB par habitant) et le taux de destruction créatrice, mesuré par l’écart entre le taux de création et de taux de destruction d’entreprises.
Philippe Aghion estime que les pouvoirs publics doivent favoriser ce processus de destruction créatrice par l’innovation. L’État doit, d’une part, développer avec le secteur privé un ensemble d’infrastructures publiques de qualité, afin d’accéder aux savoirs nouveaux, fer de lance des nouvelles technologies. Au-delà de l’effort financier dans le domaine de l’enseignement et de la recherche, l’appétence pour l’entrepreneuriat et le risque, l’aptitude à apprendre de ses échecs, les partenariats public-privé, doivent être soutenus.
Accompagner les chômeurs
D’autre part l’État doit corriger les effets négatifs à court terme de la destruction créatrice. En effet, l’écart temporel entre l’arrivée d’une innovation et sa diffusion dans les différents secteurs d’activité engendre du chômage avant que l’innovation n’alimente de nouvelles embauches. Les pouvoirs publics, dans cette vision, doivent s’attacher au traitement du chômage issu de la destruction créatrice. Pour cela, ils doivent assurer la flexibilité et la sécurité du marché du travail, ceci en combinant indemnisation du chômage et développement de la formation professionnelle. Ainsi, pour maximiser l’impact positif de l’intelligence artificielle sur l’emploi, Philippe Aghion estime nécessaire d’améliorer aujourd’hui notre système éducatif et de mettre en place des politiques de « flexisécurité » à l’image de celles en vigueur au Danemark.
La pensée de François Perroux s’inspire, comme celle d’Aghion, de Joseph Schumpeter, sur plusieurs points fondamentaux, tout en développant ensuite une approche originale de l’économie au service de l’homme. Perroux reprend ainsi cette idée de schumpeterienne du rôle central de l’innovation en soulignant que le développement économique ne résulte pas d’un simple équilibre des marchés, mais d’un processus dynamique, déséquilibrant, impulsé par des « foyers d’innovation » ou des « centres de décision ».
L’État, un entrepreneur ?
Perroux s’inscrit dans une vision dynamique d’un capitalisme en perpétuelle transformation. Il insiste notamment sur les asymétries de pouvoir et les inégalités spatiales dans le développement, ce qui l’amène à formuler sa théorie des pôles de croissance. Perroux reprend cette figure de l’entrepreneur schumpetérien, innovateur et agent de rupture, mais l’élargit. Selon lui, les agents moteurs du développement peuvent être aussi bien des entreprises que des institutions ou des États, capables de concentrer et diffuser l’innovation.
Aghion comme Perroux, influencés par Schumpeter, critiquent la théorie de l’équilibre général néoclassique harmonieux de Léon Walras (1834-1910). À la place, ils développent une économie des déséquilibres, où le développement est un processus conflictuel, inégal, et souvent polarisé.
François Perroux s’est inspiré de Joseph Schumpeter en adoptant une vision dynamique, déséquilibrée et innovante du développement économique. Toutefois, il enrichit cette perspective en y intégrant des dimensions spatiales, institutionnelles et de pouvoir, ce qui le distingue nettement de son prédécesseur.
Œuvre collective
C’est sur ces dimensions qu’il fut notamment inspiré par l’industrialisme de Saint-Simon. Saint-Simon proposait une société dirigée par les plus compétents (industriels, scientifiques, artistes), selon des principes rationnels et fonctionnels. Perroux reprend cette idée en insistant sur la nécessité d’une planification économique fondée sur des vecteurs de développement (comme les pôles de croissance), plutôt que sur des institutions politiques traditionnelles.
Par ailleurs, Perroux reprend à Saint-Simon l’idée selon laquelle l’industrie est une œuvre collective, orientée vers le bien commun. Il voit dans l’organisation industrielle non seulement un moteur économique, mais aussi un vecteur de transformation sociale, capable de structurer la société autour de la coopération autant que de la compétition. Perroux s’inspire de Saint-Simon pour développer une philosophie du dialogue et une approche non antagoniste de la socialisation. Il privilégie les luttes non violentes et les dynamiques de coopération entre les acteurs économiques.
Saint-Simon proposait, par ailleurs, une société dirigée par les plus compétents (industriels, scientifiques, artistes), selon des principes rationnels et fonctionnels. Perroux approfondit cette idée en insistant sur la nécessité d’une planification économique fondée sur des vecteurs de développement (comme les pôles de croissance), plutôt que sur des institutions politiques traditionnelles.
Nécessaire bonne gouvernance
L’insistance sur la politique industrielle se retrouve aujourd’hui chez Aghion pour qui celle-ci dépend beaucoup moins des moyens des pouvoirs publics que de la bonne gouvernance. Le rôle des savants et de ceux que nous appelons aujourd’hui les « experts » dans la politique économique était une thématique constante chez Saint-Simon.
Philippe Aghion accorde de l’importance aux institutions, à la concurrence, à la politique industrielle et à la mobilité sociale dans le processus de croissance. Quatre points de convergence avec le saint-simonisme peuvent être mentionnés sur le progrès technique, le rôle des producteurs, le rôle des institutions et la vision sociale d’un capitalisme régulé. Si nous ne pouvons pas parler d’influence directe c’est bien l’environnement intellectuel français qui marque Aghion qui, comme Perroux de 1955 à 1976, enseigne aujourd’hui au Collège de France.
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Patrick Gilormini est membre de la CFDT
– ref. Philippe Aghion, le Nobel d’économie qui s’inscrit dans une tradition française valorisant les liens entre économie, société et institutions – https://theconversation.com/philippe-aghion-le-nobel-deconomie-qui-sinscrit-dans-une-tradition-francaise-valorisant-les-liens-entre-economie-societe-et-institutions-269643
