Source: The Conversation – in French – By Gabriel Feltran, Sociologie, directeur de recherche au CNRS rattaché au CEE de l’IEP de Paris, Sciences Po
Au moins 121 personnes ont été tuées lors d’une gigantesque opération de police qui a tourné au massacre, le 28 octobre, à Rio de Janeiro. Les violences policières de masse ne sont pas un phénomène nouveau au Brésil, cependant, cette fois, on observe qu’elles sont présentées par les autorités les ayant organisées non plus comme une simple intervention sécuritaire, mais pratiquement comme une victoire civilisationnelle du « bien contre le mal ».
Le 28 octobre dernier, un nouveau carnage a eu lieu à Rio de Janeiro. Cette opération policière menée contre un groupe criminel, le Comando Vermelho, est devenue la plus meurtrière de l’histoire du Brésil : elle a fait au moins 121 morts dans les rues de deux favelas.
J’étudie les événements de ce type depuis près de trois décennies. Certains de ces massacres sont devenus des blessures nationales : c’est notamment le cas du carnage de Carandiru en 1992, lorsque la police a exécuté 111 prisonniers après une mutinerie, et des crimes de mai 2006 que j’ai suivis lorsque je réalisais mon terrain de doctorat. La police de Sao Paulo avait alors tué au moins 493 civils en une semaine, en représailles à la mort de 45 de ses agents survenue dans une seule nuit, ordonnée par le Primeiro Comando da Capital (premier commandement de la capitale, PCC). J’étudiais déjà cette fraternité criminelle qui était alors en pleine expansion et qui est devenue aujourd’hui la plus grande organisation du monde du crime en Amérique latine.
À l’époque, ce qui m’avait frappé c’était l’ampleur industrielle de ces événements sporadiques. Avec le temps, j’ai réalisé que les spectacles de violence massive étaient liés à une répétition silencieuse des morts du même profil, mais à petite échelle, dans la routine. Pour la seule année 2024, le ministère brésilien de la justice a enregistré 6 014 personnes officiellement tuées par des policiers, sur un total d’environ 45 000 homicides et 25 000 disparitions dans tout le pays. À titre de comparaison, sur l’ensemble des années 2023 et 2024, la police britannique a abattu deux personnes.
Qui trouve la mort dans ces tueries ?
En réfléchissant à mon ethnographie, j’ai constaté que tant les carnages spectaculaires que les homicides routiniers frappaient pratiquement toujours les mêmes victimes : de jeunes hommes pauvres et racisés qui, comme je l’ai progressivement compris, avaient été recrutés comme exécutants au service des marchés illégaux. Leurs pairs présentant un profil similaire, mais non impliqués dans ces activités, n’étaient pas exposés à cette forme de violence.
Selon l’Atlas de la violence 2025 publié par le Forum brésilien de la sécurité publique, la grande majorité des victimes de l’usage de la force létale par la police sont des hommes (91,1 %) et des Noirs (79 %). Près de la moitié (48,5 %) avaient moins de 30 ans. La plupart ont été tués par arme à feu (73,8 %) et plus de la moitié (57,6 %) sont morts dans des lieux publics.
Ces jeunes étaient engagés pour vendre de la drogue, assurer une protection informelle ou commettre de petits délits. Beaucoup d’entre eux avaient été mes interlocuteurs réguliers pendant ma recherche, et j’ai assisté à leurs funérailles, qui se tiennent toujours dans un grand silence, car leurs morts sont considérées comme des morts de bandits.
Mon intérêt sociologique pour cette violence n’a jamais été motivé par la mort elle-même. Je ne trouve aucun intérêt aux documentaires sur les tueurs en série ou les psychopathes. En revanche, je m’intéresse beaucoup aux formes violentes et non létales d’expression politique : les émeutes, les soulèvements et les explosions d’indignation. La coercition étatique contre cette violence retient également mon attention depuis des décennies.
C’est sous cet angle que j’examine le massacre de Rio : il s’agit d’une violence aux effets politiques immédiats. Un événement critique qui remet en cause les fondements de l’autorité de l’État et donc les contours de la vie quotidienne à venir.
Une légitimité nouvelle de la violence
Malgré le profil répétitif des victimes, les répercussions politiques du massacre de Rio ont été radicalement nouvelles. Lorsque j’ai commencé mes recherches dans les favelas, ces meurtres étaient perpétrés par des escadrons masqués. Le discours public insistait sur le fait que les groupes d’extermination n’avaient rien à voir avec les policiers, et condamnait toute action hors de la loi.
Or le 28 octobre, à Rio de Janeiro, il n’y a eu ni masques ni ambiguïté. Après le massacre, le gouverneur s’est présenté devant les caméras, entouré de ses secrétaires, et a célébré le succès de l’opération, qui a également coûté la vie à quatre policiers – une proportion de policiers tués par rapport aux « criminels » éliminés près de deux fois supérieure à la moyenne nationale. En 2024, 170 policiers ont été tués au Brésil, soit 2 % des 6 000 personnes décédées après l’utilisation de la force létale par la police.
Le politicien a parlé d’action planifiée, d’efficacité, de rétablissement de l’État de droit. Dans un pays où 99,2 % des meurtres commis par la police ne feront jamais l’objet d’une enquête officielle, un tel ton jubilatoire ne devrait pas me surprendre, mais c’est pourtant le cas.
Au cours de l’interview, le gouverneur a annoncé que cinq autres gouverneurs d’extrême droite – rappelons que le Brésil est une fédération et que la sécurité publique relève de la responsabilité des États ; les gouverneurs de chaque État peuvent décider de leur politique de sécurité indépendamment du gouvernement fédéral – se rendraient à Rio le lendemain pour le féliciter, partageant ainsi une propagande électorale écrite avec du sang. Leurs réseaux politiques s’inspirent de Nayib Bukele, le président du Salvador, devenu le parrain de la propagande politique par le massacre. Une partie de la presse a salué cette action, et les sondages d’opinion ont montré un soutien massif de la population.
Cette fois-ci, le massacre n’a pas été présenté comme une nécessité tragique contre une organisation criminelle, mais comme un acte vertueux, point final. Des consultants en marketing politique sont apparus sur YouTube pour annoncer que le gouverneur avait habilement occupé un espace politique vide et s’imposer comme l’homme fort de la droite brésilienne. En réalité, les soldats morts des deux côtés seront remplacés le lendemain, et le cœur de l’organisation criminelle visée reste intact, comme cela s’est produit à plusieurs reprises au cours des quarante dernières années.
La légitimation de la terreur au Brésil n’a pas tardé. Le lendemain du massacre, un projet de nouvelle législation antiterroriste a été présenté à la Chambre des députés, élargissant nettement la définition de « terroriste », qui s’applique désormais aux personnes soupçonnées de trafic de drogue, a été présenté à la Chambre des députés. Lorsque l’on passe de l’explosion violente aux processus sociaux ordinaires, la terreur contre les favelas apparaît comme un mode de gouvernance de plus en plus légitime, et non comme une déviation.
L’échec à long terme de la politique de terreur
Après le massacre, on a vu les politiciens brésiliens arriver avec leurs rituels symboliques. D’un côté, le gouverneur d’extrême droite triomphait avec son action extrêmement meurtrière. Ses collègues des autres États gouvernés par l’extrême droite, dont Sao Paulo et Minas Gerais, tentent de surfer sur la vague de popularité de la terreur.
De l’autre, on a vu un Lula embarrassé, acculé par le fait que la politique de sécurité relève de la responsabilité des États de la fédération, mais surtout parce qu’il sait qu’il doit faire face à une opinion publique favorable au massacre, douze mois avant l’élection présidentielle de 2026.
La terreur n’est plus seulement un moment d’extrême violence ; avant l’événement, il y a des intentions délibérées et après, des modes de communication politiques professionnels. Si les massacres sont récurrents dans les favelas de Rio, leur légitimation publique est nouvelle. La terreur s’avère politiquement efficace et marque un changement d’hégémonie.
Alors que je commençais mon travail de terrain, dans les années 1990, la terreur s’accomplissait quand il n’y avait pas de punition, mais promotion silencieuse des policiers violents ; quand il n’y avait pas de réparation, mais humiliation cachée des familles des victimes ; quand on ne voyait pas l’interdiction politique de ceux qui mettaient cette terreur en œuvre, mais quelques votes peu assumés en leur faveur.
La situation a désormais changé. L’élection triomphale de ceux qui ordonnent la terreur dans les États et les villes les plus importants du pays est devenue la norme lors des élections pour les gouvernements des 27 États de la fédération, et les législatives de 2022, bien que lors des municipales de 2024. La victoire de justesse de Lula contre Bolsonaro à la présidentielle en 2022 aura pratiquement été la seule exception. Un seul des 27 États qui constituent le pays, Bahia, est gouverné par la gauche… et sa police est la deuxième plus violente du pays.
Les auteurs de la terreur imaginent que la violence met fin à l’histoire, mais il reste toujours quelque chose : le traumatisme, le deuil, la soif de vengeance, la lucidité politique, la mémoire collective, les façons obstinées d’imaginer la paix et le tissu fragile de la vie quotidienne. De ces résidus naissent des chemins divergents : une radicalisation renouvelée ou des pratiques de mémoire et de réconciliation, des mécanismes bureaucratiques ou des forces criminelles insurgées. La vie insiste pour révéler que les vainqueurs sont eux-mêmes des meurtriers, et cette histoire se répète, marquant l’échec à long terme de la terreur malgré sa force immédiate.
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Gabriel Feltran ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Brésil : la dimension politique du massacre de Rio – https://theconversation.com/bresil-la-dimension-politique-du-massacre-de-rio-269848
