Source: The Conversation – France in French (3) – By Sophie Baby, Maîtresse de conférences HDR en histoire contemporaine, Université Bourgogne Europe
La mort du dictateur Francisco Franco, le 20 novembre 1975, a ouvert la voie à la démocratisation de l’Espagne. Pour autant, les quatre décennies durant lesquelles il a exercé le pouvoir dans son pays ont laissé une trace qui ne s’est pas encore estompée. Sophie Baby, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’Université Bourgogne Europe, spécialiste du franquisme et de la transition démocratique en Espagne, autrice en 2024 de Juger Franco ? Impunité, réconciliation, mémoire, aux éditions La Découverte, revient dans cet entretien sur le parcours du Caudillo, de son rôle dans la guerre civile (1936 à 1939) à la répression que son régime a mise en œuvre, sans oublier les enjeux mémoriels autour de la commémoration de cette époque qui secouent aujourd’hui l’Espagne contemporaine.
The Conversation : Pouvez-vous nous rappeler qui était Francisco Franco et la façon dont il est arrivé au pouvoir ?
Sophie Baby : Franco, né en 1892 dans le village d’El Ferrol, en Galice, est un officier de carrière qui s’illustre dans la guerre du Rif (1921-1926), alors seul terrain d’action de l’armée espagnole. Il devient à 33 ans l’un des plus jeunes généraux d’Europe. Après la proclamation de la Seconde République espagnole en 1931, il occupe plusieurs postes de haut rang. En 1936, il se rallie, assez tardivement, au coup d’État militaire qui cherche à renverser la toute jeune République. D’autres généraux que lui ont fomenté ce putsch, mais il y jouera un rôle clé.
Depuis les Canaries, il rallie le Maroc, soulève l’armée d’Afrique qui lui était fidèle et débarque en Andalousie. Avec la mort des autres chefs putschistes, les généraux Sanjurjo et Mola, dans des accidents d’avion, il s’affirme comme le leader du camp rebelle dit « national ». Face à l’échec du coup d’État et à la résistance du gouvernement républicain, d’une partie de l’armée restée loyale à la République et de la population, une guerre civile s’engage, qui durera trois ans. Installé à Burgos, dans le nord du pays, Franco fonde les bases de son futur régime, et s’impose sur tout le territoire après la victoire proclamée le 1er avril 1939.
Sur quelles valeurs ce nouveau régime repose-t-il ?
S. B. : Le régime franquiste s’appuie sur le Movimiento Nacional (Mouvement national) qui devient le seul parti autorisé en Espagne. C’est un mouvement nationaliste, antilibéral, catholique et profondément anticommuniste, hostile aux réformes laïques et sociales de la République. Centré sur la Phalange, organisation inspirée du fascisme italien, il vise à restaurer un ordre traditionnel fondé sur l’armée, l’Église et les hiérarchies sociales. Son idéologie mêle nationalisme, conservatisme et croisade religieuse contre une « anti-Espagne » identifiée au communisme, à la franc-maçonnerie, au libéralisme.
Quel a été le bilan humain de la guerre civile et du régime de Franco ?
S. B. : Il faut distinguer ce qui est le strict bilan de la guerre civile, de 1936 à 1939, et le bilan de la répression franquiste, qui s’entremêlent dans le temps. Ces bilans ne sont pas totalement définitifs, on ne dispose toujours pas de liste précise des noms et du nombre des victimes. Mais les historiens ont énormément travaillé et l’ordre de grandeur est fiable aujourd’hui.
On estime que la guerre civile a fait 500 000 victimes. Parmi elles, 100 000 étaient des soldats tombés au front, donc une minorité. Environ 200 000 personnes ont été exécutées à l’arrière – 49 000 dans la zone contrôlée par les républicains et 100 000 dans la zone franquiste. Le reste sont des victimes des conséquences de la guerre, des déplacements, de la famine et des bombardements des villes.
Après 1939, la répression franquiste se poursuit, avec environ 50 000 exécutions dans les années 1940. Par ailleurs, l’Espagne est plongée dans une grave famine provoquée non pas par le simple isolement conséquent à la Seconde Guerre mondiale, comme l’a clamé la propagande franquiste, mais par la politique d’autarcie du régime qui avait fait le pari de l’autosuffisance, interrompant les importations notamment d’engrais, fixant autoritairement les prix, réquisitionnant la production, laissant la population en proie du marché noir et à la faim, pour un bilan d’au moins 200 000 morts.
En outre, on estime qu’au tout début des années 1940, il y a à peu près 1 million de prisonniers en Espagne : environ 300 000 dans les prisons et plus d’un demi-million dans les presque 200 camps de concentration répartis sur le territoire espagnol, qui existent jusqu’en 1947. On estime que quelque 100 000 prisonniers de ces camps de concentration ont trouvé la mort pendant cette période.
Par ailleurs, 140 000 travailleurs forcés sont passés dans les camps de travail du régime, qui fonctionnaient encore dans les années 1950. Tandis que 500 000 personnes fuient la répression franquiste ; les deux tiers ne reviendront pas.
Le régime franquiste s’est clairement rangé pendant le conflit mondial du côté de Hitler et de Mussolini, qui avaient massivement contribué à la victoire du camp national par l’envoi de dizaines de milliers de soldats, d’avions, de matériel de guerre. Oscillant entre un statut de neutralité et de non-belligérance, Franco s’était engagé, lors de sa rencontre avec Hitler à Hendaye en octobre 1940, à entrer en guerre au moment opportun – moment qui ne s’est jamais présenté. Mais les Alliés n’étaient pas dupes : l’Espagne de Franco fut mise au ban de la communauté internationale et ne put pas rejoindre l’Organisation des Nations unies avant 1955.
Aujourd’hui, qu’en est-il de la question de la reconnaissance des victimes de la guerre et du régime ?
S. B. : Le régime franquiste a mis en place une politique mémorielle offensive et durable, reposant d’abord sur l’exaltation des héros et des martyrs de la « croisade ». Les victimes du camp national ont obtenu des tombes avec des noms et des monuments leur rendant hommage – ces monuments « a los caídos » (« aux morts ») qui parsèment les villages de la Péninsule. Elles ont pu bénéficier de pensions en tant qu’anciens combattants, invalides de guerre, veuves ou orphelins.
Ce qui n’était pas le cas de celles et ceux du camp vaincu, voués à l’exclusion, à la misère et à l’oubli. Paul Preston parle à cet égard de politique de la vengeance. La persécution se poursuivra jusqu’à la fin du régime, les dernières exécutions politiques datant de quelques semaines avant la mort du dictateur.
C’est ce déséquilibre que les collectifs de victimes issues du camp républicain, constitués dans les années 1960 et 1970, demanderont à compenser une fois le dictateur disparu, réclamant réparation puis reconnaissance.
En 2025, le gouvernement de Pedro Sánchez a lancé l’année commémorative des « Cinquante ans de liberté » pour célébrer les acquis démocratiques et les luttes antifranquistes. L’accent est mis sur ceux qui ont lutté et, pour certains, perdu leur vie sur l’autel de ce combat pour la liberté. Cette initiative s’inscrit dans une politique mémorielle amorcée avec l’exhumation de Franco en 2019 – son corps reposait jusque-là dans la basilique de Valle de los Caídos, en Castille au nord-ouest de Madrid, construite par des prisonniers du régime ; Pedro Sanchez, tout juste arrivé au pouvoir, avait fait une priorité de son transfert vers le caveau de sa famille – et renforcée par la loi sur la mémoire démocratique de 2022, qui rompt avec la logique d’équivalence entre les deux camps, condamne sans détour la dictature et affirme la supériorité définitive de la légitimité démocratique sur la légitimité franquiste.
Face à ces politiques de mémoire orchestrées par la gauche, quelles sont les positions de la droite traditionnelle et de l’extrême droite ?
S. B. : Il est certain que la droite – que ce soit le parti conservateur traditionnel, le Parti populaire (PP), ou la formation d’extrême droite Vox, apparue en 2014 – s’est toujours opposée à cette politique de mémoire qu’elle considère comme une façon d’entretenir la division des Espagnols susceptible, dit-elle, de reconduire la guerre civile d’antan. Ces partis estiment qu’il ne faut pas « rouvrir les blessures du passé », même si un relatif consensus existe aujourd’hui, au moins localement, sur la nécessité d’identifier et de restituer les corps des disparus. Mais ils s’opposent à toute forme de réhabilitation des victimes et refusent toute forme de responsabilité de l’État.
La droite, qui n’a jamais rompu avec la dictature franquiste et qui a majoritairement refusé d’adopter la Constitution de 1978, s’est depuis le début des années 2000 approprié l’héritage de la transition à la démocratie, brandissant la concorde, le consensus, la réconciliation comme arguments pour rejeter les politiques de mémoire.
Comment la question des symboles franquistes dans l’espace public est-elle traitée ?
S. B. : La première loi mémorielle de 2007, adoptée par le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero, a engagé l’effacement de l’espace public des symboles franquistes qui étaient encore omniprésents : changement des noms de rues, suppression des emblèmes de la Phalange (le joug et les flèches) présents sur tous les bâtiments publics, déboulonnage des statues équestres de Franco, destruction d’un certain nombre de monuments à la gloire du régime et de la « croisade » parce qu’ils exaltaient de façon trop évidente les valeurs du franquisme. Il en subsiste un certain nombre et, tout récemment, le gouvernement a annoncé la publication d’un recensement de ces symboles encore en place.
Le déboulonnage des statues peut rappeler la vague que l’on a pu observer aux États-Unis et ailleurs, notamment au Royaume-Uni, à la suite du mouvement Black Lives Matter. Mais en Espagne, il n’a rien eu d’un tel élan populaire ; à l’inverse, il a relevé d’une politique menée d’en haut par les pouvoirs publics.
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Aujourd’hui, que reste-t-il de la figure de Franco ?
S. B. : La commémoration des cinquante ans de la mort de Franco soulève une question centrale : que commémorer exactement ? La mort d’un dictateur ? Ce qu’il en reste, c’est, je dirais, majoritairement de l’ignorance. Dans le cursus scolaire classique, la part consacrée à l’enseignement de l’histoire de l’Espagne du XXe siècle est très réduite. Cela conduit à une méconnaissance globale de ce qu’a été réellement le franquisme et encourage une vision très édulcorée de ce régime.
Un discours familial et social persiste dans certains milieux, surtout de droite et dans certaines régions comme Madrid ou la Castille, qui tend à minimiser l’ampleur de la répression franquiste, à renier toute comparaison de Franco avec Hitler ou Mussolini, à valoriser les bienfaits du régime. Jusqu’à considérer, pour un cinquième de la population, selon un sondage récent, que les années de la dictature de Franco furent bonnes, voire très bonnes, pour les Espagnols. On observe ainsi une apparente résurgence de cette vision positive du régime franquiste ces dix dernières années, à la faveur de l’essor de Vox : de plus en plus de jeunes participent aux messes en l’honneur de Franco, chantent dans la rue le Cara al Sol (l’hymne phalangiste) et certains enseignants du secondaire déplorent que des élèves choisissent Franco comme héros de l’histoire de l’Espagne à l’occasion de travaux à rendre.
Cela explique en partie la politique du gouvernement socialiste actuel, destinée notamment à cette jeunesse, qui insiste non seulement sur la cruauté du régime par le biais de la réhabilitation des victimes, mais aussi sur les conséquences concrètes de l’absence de libertés et sur l’importance de la lutte antifranquiste et des acquis démocratiques.
Propos recueillis par Mathilde Teissonnière.
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Sophie Baby a reçu des financements de l’Institut universitaire de France.
– ref. Cinquante ans après la mort de Franco, que reste-t-il de sa dictature ? – https://theconversation.com/cinquante-ans-apres-la-mort-de-franco-que-reste-t-il-de-sa-dictature-269085
