Source: The Conversation – France (in French) – By Annabelle Allouch, Maîtresse de conférences en sociologie, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
Des grandes écoles à la télévision, de la mode à l’agriculture, en passant par la programmation informatique ou la cuisine, les concours sont aujourd’hui légion. Comment expliquer une telle expansion, alors même qu’on sait les biais induits par la compétition et qu’on revendique égalité et justice sociale ?
Autrice de la Société du concours (2017), d’un essai sur le Mérite (2021) et d’une enquête sur les Nouvelles Portes des grandes écoles (2022), Annabelle Allouch nous explique ce que cette logique du « concours partout, pour tous », dit des incertitudes de notre époque. Interview.
The Conversation : Derrière le terme de « concours », on trouve une variété de modalités et d’enjeux. Quel est leur point commun ?
Annabelle Allouch : Des émissions télévisées, comme le Meilleur Pâtissier, au recrutement de grandes écoles, comme Polytechnique, le concours est une forme institutionnelle de mise en compétition des individus et d’évaluation de leurs capacités. C’est un construit social, qui évolue donc selon les contextes et les époques.
La forme du concours est intimement liée aux sociétés occidentales bureaucratiques, où les États sont dotés d’une administration chargée de gérer leurs affaires sur un spectre de domaines de plus en plus large (le mot « bureaucratie » étant à prendre ici dans le sens que lui donne le sociologue Max Weber).
Mais la réalité du concours dépasse largement le champ de l’État, elle peut aussi concerner le secteur privé. Les comices agricoles (associations de cultivateurs qui organisent des manifestations professionnelles et des concours) en sont un bon exemple. Elles visent à assurer une standardisation des normes de production et une productivité par l’émulation dans une filière donnée. Il y a aujourd’hui une porosité entre formes étatiques et formes marchandes de mise en compétition, qui se rejoignent sur cet objectif de productivité.
Qui a inventé les concours tels qu’on les connaît ?
A. A. : D’un point de vue historique, on considère par convention qu’il faut revenir à la Chine impériale et à la dynastie des Han (en 200 de notre ère environ). L’empereur est à Pékin et, pour administrer son très large territoire, il a besoin d’appuis locaux parmi les élites sociales. Pour acheter la loyauté de ces fameux mandarins, il leur donne un statut qui leur octroie des droits, comme des exemptions d’impôts, et un prestige symbolique et social lié à la reconnaissance de leur capital culturel par le concours.
Le concours, c’est donc une forme institutionnelle où celui qui est mis en compétition acquiert soit un statut social, soit des biens spécifiques ou encore des capitaux qu’il peut ensuite réinvestir ailleurs. La question du mérite ou de la méritocratie qu’on associe avec le concours n’est pas forcément présente.
Un certain nombre d’historiens considèrent que les Jésuites, dans leurs voyages en Chine impériale, découvrent le concours et le mettent en place dans les institutions scolaires qu’ils organisent, les fameux collèges jésuites, futurs collèges royaux, en prônant la mise en compétition comme source de gouvernement et de mise en discipline des enfants.
Durkheim, lui, pense que le concours comme forme institutionnelle n’a pas eu besoin des Jésuites pour arriver en France et qu’il est surtout lié à une organisation sociale fondée sur les corporations qu’on trouve bien avant, dès le Moyen Âge. Durkheim s’intéresse particulièrement aux corporations universitaires dans son livre sur l’évolution pédagogique depuis l’Antiquité. Toute corporation, pour être reconnue comme une profession autonome, doit contrôler son recrutement. Et les universitaires, selon Durkheim, sont particulièrement doués pour inventer des rituels et des cérémonials qu’ils dotent d’une force sacrée.
Néanmoins, les Jésuites contribuent à la traduction des rituels fondés sur la compétition en une forme d’évaluation permanente à destination des enfants et des adolescents qui doit créer une émulation. C’est cette forme scolaire que l’on retrouve dans notre système éducatif.
En quoi assiste-t-on aujourd’hui à ce que l’on pourrait qualifier d’extension de la logique de concours ?
A. A. : Le concours a été associé au développement de l’État régalien au XIXe siècle, dans un premier temps, puis de l’État-providence au XXe siècle, où l’on a de plus en plus besoin de bureaucrates dans des domaines très variés. Pour les recruter, on va utiliser cette forme institutionnelle qui paraît alors la plus légitime, dans la mesure où elle est fondée sur les « capacités » et qu’elle est déjà à l’œuvre depuis la fin du XVIIIe siècle dans l’armée, notamment.
Aujourd’hui, cette forme tend à s’éloigner du seul cadre bureaucratique pour être appliquée à un grand nombre de situations sociales qui n’ont plus rien à voir ni avec l’État ni avec le politique au sens strict.
Dès mon recrutement (sur concours !), j’ai été saisie, en tant que jeune maîtresse de conférences, de constater que ma pratique professionnelle de recherche et d’enseignement (où je suis invitée à noter mes étudiants pour valider leurs apprentissages) se dédoublait – en quelque sorte – d’une culture populaire des concours. Quand je rentrais chez moi et qu’il m’arrivait d’allumer la télévision, il était ainsi fréquent que je tombe sur un concours, notamment dans le cadre d’émissions de télé-réalité – avec des notes délivrées par des jurys, des coachs chargés de préparer les élèves à une série d’épreuves minutieusement organisées. Qu’on pense par exemple aux émissions culinaires de type Top Chef. L’inspiration de ces épreuves, à la fois scolaire et sportive, témoigne d’une circulation des représentations de l’évaluation entre univers sociaux.
Comment expliquer un tel succès ? La forme du concours résonne-t-elle particulièrement avec notre époque ?
A. A. : Le paradoxe, c’est qu’on réclame plus d’égalité alors que, tous les soirs, vous pouvez assister sur vos écrans à des concours qui classent des candidats. On en déduit donc avec John Rawls que la justice sociale dans nos sociétés relève en fait d’une croyance dans les « inégalités justes ».
Pour Pierre Bourdieu, le concours est précisément un rituel qui est là pour institutionnaliser des différences, y compris quand elles sont infimes. C’est la fameuse frontière entre le dernier de la liste d’admis et le premier recalé aux concours de l’École polytechnique : la différence est minime entre ces candidats, mais le résultat de concours entérine irrémédiablement cet écart et l’associe à un statut social différencié. Et avec le couperet du classement se joue l’accès à des ressources de tous types : symboliques, matérielles, et même amicales ou amoureuses.
Ce qui m’intéresse dans cette extension du domaine du concours, c’est la fusion entre les formes bureaucratiques et marchandes de mise en compétition et de mise en ordre du social. On a d’autant plus l’impression de vivre dans une société du concours qu’avec le capitalisme contemporain, il paraît tout à fait légitime de tester et d’évaluer constamment les candidats pour s’assurer de la productivité et des capacités des personnes.
Bref, en exaltant les valeurs individuelles du mérite, on renforce une espèce de « gouvernement par le concours », même s’il s’agit moins d’un concours corporatiste, et beaucoup plus d’une sélection de gré à gré entre une institution ou une organisation et un individu.
Sur quoi l’adhésion aux concours repose-t-elle ?
A. A. : La légitimité contemporaine de cette forme institutionnelle se fonde sur l’adhésion au mérite qu’on peut comprendre comme un récit, une rhétorique de légitimation. Malgré les critiques, ce récit apparaît alors comme une fiction nécessaire, pour reprendre les termes de François Dubet, c’est-à-dire quelque chose auquel on croit malgré tout pour se donner l’illusion de gérer l’incertitude du monde social. « Le mérite, j’y crois, mais c’est plus un acte de foi qu’autre chose », me disait un étudiant de Sciences Po qui venait de réussir l’ENA.
Si on ne peut qu’adhérer au mérite, c’est parce que ça nous permet d’avoir l’impression de contrôler notre environnement, malgré le Covid, malgré la crainte de la guerre, etc.
Le monde du travail s’organise aussi sur cette mise en scène méritocratique, avec le développement d’une rhétorique de la performance où l’on vous dit que vous aurez un meilleur salaire si vous travaillez plus, ou si vous travaillez mieux, ce qui reste très théorique.
Cette circulation rhétorique renforce malgré nous l’adhésion au concours, et elle le naturalise aussi : on ne voit plus, quand on allume la télé, que, sur toutes les chaînes, il y a des formes de jeux fondés sur le concours, que ce soit Koh-Lanta, Top Chef, etc.
Que signifie la recherche de la légitimité des concours ?
A. A. : Quelle que soit la société, quel que soit l’angle sous lequel on examine les concours, on constate la même chose : des inégalités sociales de genre fondamentales, une reproduction d’inégalités sociales et familiales, une cristallisation d’inégalités scolaires plus anciennes… Il n’y a pas de concours parfaitement équitable. Il peut y avoir des concours qui, éventuellement, corrigent certaines de leurs imperfections à destination d’un public identifié, mais cela se fera nécessairement à la défaveur d’autres publics.
Il ne faut pas oublier que les concours des grandes écoles sont conçus pour différencier les gens et identifier des élites. L’idée du concours, par essence, c’est la différenciation.
Qu’est-ce que le concours produit comme émotions chez celles et ceux qui les vivent ?
A. A. : Quand j’ai sorti la Société du concours, en 2017, j’ai été – à ma grande surprise – submergée de courriers de lecteurs. Les gens avaient envie de me parler de leur concours, souvent, d’ailleurs, en négatif, ou avec une forme d’association à la souffrance. Les concours suscitent des émotions parce qu’ils sont très investis socialement, très investis par les familles, très investis politiquement.
D’Albert Camus à Annie Ernaux, il y a différentes lectures du parcours de transfuge de classe, mais on y retrouve toujours l’exaltation de sentiments méritocratiques. Et quelle est l’émotion ou la sensation typique liée à la méritocratie ? C’est la souffrance, qu’elle advienne avant une réussite associée à la fierté, à un sentiment de félicité qu’elle rend possible, ou qu’elle précède l’échec vécu avec humiliation.
Ce qui est commun à tout ça, c’est que le concours donne l’impression de permettre d’exalter le meilleur de soi, c’est aussi ce qui va nourrir le sentiment de l’élection en cas de réussite.
Selon les grandes périodes scolaires, les émotions mises en avant varient. Dans la période qui précède la massification scolaire à la Ernaux, le concours se solde par la honte ou par la fierté. Dans notre période néolibérale, c’est l’anxiété et l’angoisse qui dominent. Paradoxalement, c’est là qu’il va finalement peut-être y avoir égalité, comme le soulignait François Dubet. La différence, c’est que nous ne sommes pas tous armés de la même façon pour la gérer.
Propos recueillis par Aurélie Djavadi.
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Annabelle Allouch ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. La société du concours : entre admis et recalés, quelques points d’écart, mais des conséquences pour toute une vie – https://theconversation.com/la-societe-du-concours-entre-admis-et-recales-quelques-points-decart-mais-des-consequences-pour-toute-une-vie-269340
