Source: The Conversation – in French – By Naïma Hamrouni, Professeure agrégée de philosophie et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en éthique féministe, Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR)
Le Québec pourrait bientôt inscrire le droit à l’avortement dans sa Constitution. Présenté au public comme un symbole fort pour l’égalité des sexes, ce geste risque paradoxalement de fragiliser l’accès réel des femmes à ce service, en plus de véhiculer une vision réductrice de la lutte féministe pour la justice reproductive.
Le 9 octobre dernier, le ministre de la Justice du gouvernement caquiste Simon Jolin-Barrette déposait le projet de Loi 1, visant à doter le Québec de sa propre Constitution. Présenté comme un geste d’affirmation nationale progressiste, visant à « définir la nation québécoise » et ses « valeurs sociales distinctes, dont l’égalité entre femmes et hommes », ce projet inclut deux dispositions touchant spécifiquement l’égalité des sexes.
Ce texte se concentre sur la disposition prévoyant l’inscription constitutionnelle du droit à l’avortement. À travers ce débat ouvert par le gouvernement, je propose, à titre de titulaire de la Chaire de recherche du Canada en éthique féministe à l’Université du Québec à Trois-Rivières, d’y voir une occasion rare de réfléchir collectivement – en incluant les Premiers peuples, grands oubliés de ce projet – à la perspective féministe que nous souhaitons voir structurer et inspirer notre projet de société.
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Contre la constitutionnalisation de l’avortement
En 2023, la Coalition avenir Québec a tenté d’inscrire le droit à l’avortement dans la Charte des droits et libertés de la personne. De nombreux groupes de femmes, le Barreau du Québec ainsi que plus de 400 médecins, s’y sont alors opposés, craignant d’abord qu’en ciblant l’avortement comme un service de santé distinct des autres, on risquait de raviver la stigmatisation des femmes qui y ont recours.
Ils rappelaient surtout que l’enchâssement du droit à l’interruption volontaire de grossesse dans une loi constitutionnelle ouvrirait de facto la porte à sa contestation devant les tribunaux. Cela fragiliserait des acquis menacés par les vents conservateurs qui soufflent sur la province depuis le renversement, en 2022, de l’arrêt Roe v. Wade, qui, depuis 1973, accordait aux États-Uniennes le droit d’avorter dans tout le pays.
Comme pour la vasectomie ou la chirurgie de la hanche, il n’est pas nécessaire de constitutionnaliser l’accès à l’avortement, mieux protégé comme soin que comme droit. Rappelons qu’au Québec, comme ailleurs au Canada, l’avortement n’est pas un droit constitutionnel : il est entièrement décriminalisé depuis 1988, à la suite d’une décision de la Cour suprême ayant invalidé les restrictions du Code criminel – qui, depuis 1969, n’autorisait l’avortement que dans certaines circonstances exceptionnelles et sous des conditions très restrictives. Depuis, l’interruption volontaire de grossesse relève du réseau de la santé, et non de la Constitution.
En décembre 2023, la ministre responsable de la Condition féminine Martine Biron avait su écouter les groupes de femmes et faire marche arrière sur son projet de loi. Aujourd’hui, le gouvernement caquiste choisit de faire fi de leurs voix – tout en s’autoproclamant champion de l’égalité des sexes. Il voudrait délibérément mettre en péril la protection du droit à l’avortement qu’il ne s’y prendrait pas autrement.
Ce qui menace le droit à l’avortement
Les groupes de femmes et les chercheuses féministes n’ont jamais demandé la constitutionnalisation du droit à l’avortement, qu’elles ont même critiquée. Elles rappellent toutefois que l’accès réel à ce service reste entravé par des obstacles concrets : manque de services hors des grands centres, manque d’accès à la pilule abortive, délais d’attente longs, absence de congés payés, et manque d’investissement dans l’accompagnement de celles qui subissent violence ou contrôle de la part de leur partenaire.
Mais constitutionnaliser un droit à l’avortement est plus spectaculaire et politiquement payant. Ce geste qui frappe l’imaginaire citoyen dispense surtout de s’engager là où cela ferait une véritable différence pour les femmes. L’exercice réel de notre liberté reproductive dépend d’autres facteurs sur lesquels nos gouvernements ont un pouvoir d’agir : l’existence d’une clinique à distance raisonnable et l’accès rapide à une consultation dans une société féministe qui soutient et valorise les femmes et leur autonomie.
S’ajoutent aussi des facteurs socio-économiques et relationnels sur lesquels le gouvernement peut agir par l’éducation et les programmes sociaux : vivre une relation égalitaire et respectueuse, et avoir des moyens financiers permettant de réaliser ses projets reproductifs ou de quitter une relation toxique. La pauvreté, la crise du logement et la réduction des ressources pour femmes et enfants victimes de violence conjugale restent des enjeux féministes cruciaux, liés à la justice reproductive.
Au-delà de ces obstacles pratiques à la liberté reproductive, les féministes s’entendent pour dire que la principale menace à nos droits à l’heure actuelle est représentée par la montée des droites conservatrices. En ligne, ces mouvements tissent de nouvelles communautés réactionnaires, nourries par des discours natalistes, nostalgiques des rôles de genre traditionnels et d’une époque pure-laine fantasmée.
Vers une pleine justice reproductive
L’histoire classique du féminisme présente le droit à l’avortement comme un combat emblématique des années 1960. Mais ce récit est partiel. Il occulte les expériences des femmes autochtones, noires et racisées, des femmes vivant avec une déficience intellectuelle et de celles en situation de handicap, qui ont fait les frais des politiques génocidaires et eugénistes : stérilisations imposées, coercition reproductive, et retraits d’enfants, justifiés par des préjugés sur leur capacité à être mères.
Pour élargir la compréhension des droits reproductifs, la militante et cofondatrice du collectif SisterSong Loretta Ross – elle-même stérilisée sans consentement à l’âge de 23 ans –, a élaboré avec ses consœurs le concept de justice reproductive. Ancrée dans une compréhension intersectionnelle des oppressions (sexiste, mais aussi capacististe, raciste et coloniale), cette notion relie le droit de ne pas avoir d’enfants à celui d’en avoir, librement. Elle intègre également aux droits d’avorter et de mettre des enfants au monde, celui d’élever nos enfants dans la dignité, dans des conditions sociales qui soutiennent la valeur égale de leurs vies et des nôtres.
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Dans cette perspective élargie, la justice reproductive implique donc bien davantage que la seule lutte pour l’accès à l’avortement. Elle conçoit comme indissociable de la liberté reproductive l’accès universel aux soins de santé, aux services sociaux et à une éducation de qualité. La justice reproductive implique aussi la lutte pour l’accès des femmes et de leurs enfants à un logement abordable et sain, à une alimentation nourrissante et suffisante, et à une vie libérée de la pauvreté et de la violence, qu’elle soit exercée au sein du foyer ou par l’État.
Autrement dit, en plus de fragiliser l’accès à l’avortement en ouvrant la porte à sa contestation devant les tribunaux, l’inscription de ce droit dans la Constitution refléterait une vision bien partielle de la lutte féministe pour la justice reproductive.
Prendre les droits des femmes au sérieux exige un leadership politique capable de dénoncer d’un même souffle les menaces au droit à l’avortement et les injustices issues des systèmes d’oppression qui limitent l’exercice réel de notre liberté reproductive. Sans un tel programme d’action féministe ambitieux, l’engagement de notre gouvernement pour l’égalité des sexes n’est qu’un vernis superficiel appliqué à un projet constitutionnel qui, fondamentalement, n’a rien de féministe.
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Naïma Hamrouni a reçu des financements du CRSH et du FRQSC.
– ref. La Constitution québécoise prétend vouloir protéger les femmes. La réalité est toute autre – https://theconversation.com/la-constitution-quebecoise-pretend-vouloir-proteger-les-femmes-la-realite-est-toute-autre-265843
