Source: The Conversation – in French – By Serge Loungou, enseignant-chercheur, Université Omar Bongo (UOB)
Le 27 octobre 2025, le Conseil constitutionnel a proclamé les résultats de l’élection présidentielle organisée le 12 octobre. Paul Biya a officiellement obtenu 53,66 % des voix, contre 35,19 % pour son principal challenger et ancien ministre, Issa Tchiroma Bakary. Or, selon son propre décompte, ce dernier revendique 54,8 % des voix, contre 31,3 % pour le président sortant.
Dès l’annonce de la réélection de Paul Biya, de nombreuses villes ont été secouées par des manifestations dont le bilan est difficile à établir avec précision. Les autorités maintiennent une opacité sur le nombre des pertes en vies humaines.
De leur côté, la société civile et les Nations Unies déplorent des milliers d’arrestations et plusieurs dizaines de civils tués.
La tension est montée d’un cran, le 2 novembre, quand Issa Tchiroma Bakary a lancé via son compte Facebook, depuis son refuge secret du Nigeria, le mot d’ordre de « villes mortes » durant trois jours. La mobilisation a été forte à Douala, la capitale économique et épicentre de la contestation, ainsi que dans les villes du Nord, de l’Est et de l’Ouest. Mais à Yaoundé, la capitale administrative, et dans les régions du Centre et du Sud, bastion du clan présidentiel, les populations ont semblé indifférentes à l’appel de son opposant.
Il n’empêche que les troubles post-électoraux perturbent les activités économiques, faisant ainsi surgir le spectre de l’inflation.
Depuis 1992, les réélections de Paul Biya ont été suivies de manifestations violentes. Son régime est parvenu à survivre au moyen de la répression, de l’instrumentalisation du régionalisme et de ralliement opportuniste d’opposants.
Pour avoir étudié les perspectives de transition politique au Cameroun, je pense que, cette fois-ci, la grogne populaire semble transcender les multiples clivages (identitaires, sociaux, politiques) qui traversent la société camerounaise.
Une évolution rétrograde
Les ferments de cette colère grandissante sont avant tout d’ordre socioéconomique. En effet, longtemps présenté comme le pays le plus prometteur d’Afrique centrale, le Cameroun connaît, depuis au moins deux décennies, une « descente aux enfers » économique et morale. Celle-ci mine sa cohésion sociale et menace sérieusement son ordre sociopolitique.
Les marqueurs significatifs de cette évolution rétrograde sont :
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un taux de chômage réel très élevé (74,6 %) ;
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un secteur informel hypertrophié (90 % des actifs) qui garantit certes la survie de nombreux travailleurs, mais empêche le développement du pays ;
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une corruption endémique à l’origine d’un énorme préjudice financier subi annuellement par l’État, soit 114 milliards de francs CFA (23,8 millions de dollars US) en 2023 ;
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un niveau de pauvreté élevé, avec 10 millions de personnes, sur une population estimée à 27 millions d’habitants en 2022, vivant avec moins de 1 000 francs CFA, soit l’équivalent de 1,7 dollar US, par jour ;
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un départ de 6 millions de citoyens camerounais sur les routes de l’exil ou l’immigration clandestine.
Ces lacunes structurelles entretiennent une tension sociale permanente.
Combinées à des circonstances politiques (compétitions électorales, révisions circonstancielles de la Constitution, revendications syndicales), elles débouchent fréquemment sur de violentes manifestations urbaines, à l’exemple des « émeutes de la faim » de 2008 et des pillages orchestrés récemment dans plusieurs villes du pays, en lien avec les protestations post-électorales.
Les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, traditionnellement appelées le NOSO, symbolisent, pour emprunter l’expression du philosophe Franklin Nyamsi, la « tragédie kamerunaise ». L’ancien Cameroun britannique possède d’importantes ressources naturelles (pétrole, gaz) et d’inestimables potentialités halieutiques, agricoles et touristiques. Celles-ci en font une zone stratégique de premier plan, lui permettant de contribuer au PIB national à hauteur de 16,3 % jusqu’en 2015.
Mais le déclenchement en 2017 d’une guerre de sécession menée par les nationalistes « ambazoniens » a plongé le NOSO dans une grande insécurité, causant une grave crise humanitaire ainsi que des dommages aux économies des deux régions anglophones et partant du pays.
En 2021, un rapport de la Banque mondiale suggérait déjà que le PIB national chuterait de 9 % si le conflit devait durer jusqu’en 2025.
Une histoire coloniale particulière
Le conflit du NOSO est né des vicissitudes de l’histoire coloniale particulière du Cameroun. Il doit son enlisement autant à l’indifférence manifeste de la communauté internationale qu’à l’intransigeance de ses protagonistes locaux qui ne parviennent ni à aplanir leurs divergences politiques ni à s’imposer militairement à l’adversaire.
Alors que Paul Biya entame son huitième mandat, rien ne semble présager du retour à l’accalmie dans cette zone où l’impopularité du président provient de ce qu’il est considéré comme le “seul responsable” de la crise du NOSO.
Une défiance qui tranche avec la bienveillance dont le candidat Issa Tchiroma Bakary a semblé bénéficier de la part de l’électorat anglophone, après qu’il a promis de libérer les leaders “ambazoniens”, d’engager un dialogue pour mettre fin à la guerre et de réinstaurer le fédéralisme aboli par le pouvoir central dominé par les francophones.
Lors de sa prestation de serment organisée le 6 novembre à Yaoundé, en l’absence de dirigeants étrangers, Paul Biya a promis d’œuvrer à l’unité, la stabilité et la prospérité du pays. Son âge « canonique » tend cependant à alimenter l’incertitude. En effet, celui qu’une certaine presse se plaît à caricaturer comme le « président fantôme » ou l’« omniabsent », en raison de la rareté de ses interventions officielles et de sa propension à séjourner longuement à l’étranger, avoisinera les 100 ans au terme de ce nouveau septennat.
Cette perspective suscite forcément des interrogations. Le « sphinx d’Etoudi » — surnom attribué à Paul Biya pour sa résilience au pouvoir, Etoudi étant la colline où se situe le palais présidentiel dans la capitale Yaoundé — pourra-t-il toujours gouverner le pays réel et continuer d’incarner la stabilité ?
Envisage-t-il seulement de mener à son terme cet énième mandat ? Pourrait-il être contraint d’y renoncer ? Autant de préoccupations lancinantes auxquelles il est difficile de répondre sans se livrer à un exercice de divination.
Quoiqu’il en soit, le contexte sociopolitique camerounais parait peu se prêter à un scénario successoral de type héréditaire ou familial, comme on l’a vécu dans certains pays (République démocratique du Congo, Togo, Gabon, Tchad), ou tel qu’on le pressent pour d’autres (Guinée équatoriale, Congo, Ouganda).
La raison principale en est liée, manifestement, aux règles de gouvernance que Paul Biya est parvenu à imposer. D’une part, il veut tenir sa progéniture à l’écart de la sphère politique (État, parti). D’autre part, il cherche à demeurer le « maître de l’échiquier » annihilant toute velléité de rivalité ou de concurrence politique dans son propre camp.
L’instrument implacable de cette stratégie d’endiguement est l’« opération Épervier ». Destinée à lutter contre la corruption et l’enrichissement illicite des agents publics, cette opération a conduit à l’embastillement de longue durée de nombreux cadres administratifs et politiques associés au pouvoir, pour la plupart adversaires réels ou supposés du président. Parmi eux figurent des personnalités issues de sa communauté.
Guerre de succession
Pour autant le « bilan successoral » de Paul Biya ne présente pas les garanties d’une transition plus sereine qu’ailleurs. En effet, l’absence de dauphin officiel ou consensuel, associée à l’incertitude qui entoure les modalités de désignation du candidat du parti au pouvoir – le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) –, ne pourrait qu’intensifier la guerre de succession larvée. Cette guerre, perceptible depuis quelques années au sein du camp présidentiel, s’amplifierait à mesure que l’autorité du chef de l’État irait en s’érodant à l’épreuve du temps et/ou de la maladie.
Alimentées par de fortes oppositions de personnes, ces rivalités successorales conduiraient inévitablement à la désintégration des solidarités construites artificiellement autour de la figure tutélaire de Paul Biya.
Dans un Cameroun où, plus que jamais, le tribalisme imprègne fortement la vie sociale et politique, on peut raisonnablement craindre que les luttes intra-partisanes pour le pouvoir ne s’alimentent des fractures identitaires existantes, voire les exacerbent.
De surcroît ces querelles de succession se superposeraient à des périls bien réels qui actuellement mettent à mal la sécurité et l’unité du pays :
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des tensions intercommunautaires dans plusieurs régions ;
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des revendications sécessionnistes en zone anglophone ;
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une guerre d’usure imposée par la secte islamiste Boko Haram au nord ;
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l’insécurité alimentée à l’est par la faillite de la République centrafricaine voisine.
Âgé de 92 ans, Paul Biya est le chef d’Etat en exercice le plus vieux au monde. La perspective de son départ imminent du pouvoir est donc inéluctable. Le vide politique que laisse entrevoir ce départ a libéré des forces antagonistes. Leur affrontement expose le Cameroun à une forte instabilité dont les effets pourraient se propager dans la sous-région.
 moins que Paul Biya n’établisse les conditions d’une transition apaisée comme ce fut le cas lorsque, en 1982, il succéda conformément à la Constitution à Ahmadou Ahidjo.
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. Serge Loungou est affilié au Centre d’études et de recherche en géosciences politiques et prospective. Il exerce la fonction de Doyen de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université de Libreville. A ce titre, il reçoit des financements de l’Etat gabonais.
– ref. Cameroun : Paul Biya réélu pour un huitième mandat, et après ? – https://theconversation.com/cameroun-paul-biya-reelu-pour-un-huitieme-mandat-et-apres-269292
