Source: The Conversation – in French – By Marine Coupaud, Professeure associée en économie, ESSCA School of Management
Période vague comme suspendue entre deux moments, les restructurations d’entreprises peuvent être dangereuses pour les salariés. Durant ces moments d’incertitude, certains d’entre eux sont particulièrement exposés, entre le risque d’être écarté et celui d’être exposé à des comportements inappropriés.
Fusions, acquisitions, fermetures, délocalisation, externalisation, réorganisation… Ces termes sont désormais bien connus des salariés européens pour qui le rythme de ces restructurations s’est accéléré au cours des dernières décennies.
Pour rester compétitives sur un marché globalisé, les entreprises doivent réduire leurs coûts à tout prix. Des changements s’opèrent au sein des organisations avec la mise en place de nouvelles méthodes de management, des suppressions d’effectifs ou de lignes managériales, mais aussi la réduction des budgets, voire, parfois des changements en termes de normes, de valeurs et de culture d’entreprise.
Dans l’enquête sur les conditions de travail menée en 2015 qui aborde ce thème, 21 % des travailleurs européens rapportent avoir vécu une restructuration au sein de leur organisation au cours des trois années précédentes. Ces changements ne sont pas sans conséquences pour eux… ni pour elles.
Des préjugés persistants
Des sociologues se sont penchés sur la question des conséquences des restructurations en fonction du genre des travailleurs. Se basant sur une théorie développée par Joan Acker qui décrit comment le genre est intégré dans les processus organisationnels, des chercheurs ont montré que les restructurations étaient susceptibles de générer plus de conséquences négatives pour les femmes que pour les hommes.
Plus représentées dans les fonctions non qualifiées et les tâches routinières, plus associées aux compétences dites « douces », plus présentes aux postes de managers intermédiaires qu’aux postes de managers seniors (33,8 % des postes de managers sont occupés par des femmes en 2023 en Europe et seulement 22,2 % des postes de management senior, elles ont davantage de risques de perdre leur emploi, ou de voir leur contrat évoluer vers un statut inférieur.
Cette différence en matière d’attributs du travail n’est pas la seule. Lors d’un changement organisationnel, des logiques de genre se mettent en place. Le salarié qui est le plus souvent considéré comme efficace est un salarié visible et disponible sur de larges plages horaires, une situation souvent incompatible avec une charge familiale.
À lire aussi :
Dérives masculinistes de Zuckerberg et de Musk : le numérique en mâle de virilité ?
Or, dans un contexte de réduction d’effectifs, il s’agit souvent d’identifier les salariés les plus performants, les plus déterminés, les plus tenaces. Du fait de stéréotypes eux-aussi encore ancrés, ces caractéristiques ne sont pas souvent associées aux femmes. Ces préjugés renforcent les effets genrés lors des changements organisationnels. Plus ciblées, plus insécurisées, les femmes voient leur vulnérabilité s’accroître dans ces contextes mouvants.
Les sources organisationnelles du harcèlement sexuel
Un autre phénomène fortement genré se produit encore malheureusement souvent au sein des organisations : le harcèlement sexuel. Genré car perpétré en majorité par des hommes sur, en majorité, des femmes. Loin d’être uniquement le fait d’individualités déviantes, le harcèlement sexuel trouve aussi sa source dans des facteurs organisationnels. Dans notre étude publiée en avril 2025, nous montrons les liens entre restructurations et harcèlement sexuel en soulignant le rôle des conditions de travail dans cette relation. Nous nous basons sur les données issues de l’enquête européenne sur les conditions de travail, menée en 2010 et 2015.
Il semble bien que pour les salariés européens, les restructurations soient associées à davantage de harcèlement sexuel, identifié dans cette étude sous sa dimension « attention sexuelle non désirée ». Dans cet échantillon européen représentatif, 1,33 % des personnes interrogées ont déclaré avoir fait l’objet d’une attention sexuelle non désirée dans le cadre de leur travail au cours du mois précédent. Cette valeur varie de 0,22 % au Monténégro à 2,91 % aux Pays-Bas.
Détérioration des conditions de travail
Ce lien entre restructuration et harcèlement sexuel s’explique pour partie en raison de la détérioration des conditions de travail notamment en termes d’exposition à des rythmes de travail intensifs et à davantage de contraintes physiques (environnements extrêmes, travail physique…). Les salariés exposés à ce type de conditions de travail déclarent plus de harcèlement sexuel que les autres.
Ces résultats corroborent les conclusions d’autres recherches portant sur les comportements hostiles en entreprise. Ils montrent que la charge de travail accrue, les contraintes de temps et les contraintes physiques sont des facteurs de risques pour le harcèlement moral et sexuel ainsi que les intimidations, notamment dans un contexte de réductions d’effectifs.
Des victimes épuisées par la restructuration
Du côté des victimes, la charge de travail accrue épuise leurs ressources, les transformant en cibles potentielles. Du côté des persécuteurs, le changement organisationnel génère de l’insécurité et les comportements hostiles sont un moyen d’évincer les autres salariés et de maintenir leur position au sein de l’organisation. L’instabilité générée par le contexte organisationnel empêche également les individus de résoudre des conflits qui dégénèrent alors dans des actes et propos hostiles, potentiellement de nature sexuelle.
De plus, des auteurs ont démontré que la coopération entre les individus est facilitée par la perspective d’interactions futures. Inversement, si une interruption des interactions est anticipée, notamment à cause d’une restructuration, les conflits peuvent s’aggraver et des comportements déviants peuvent apparaître.
L’analyse des relations en fonction du genre montre que les femmes subissent davantage de détérioration des conditions de travail que les hommes à la suite d’une restructuration. Leurs rythmes de travail s’intensifient et les contraintes physiques augmentent, effets qui peuvent être expliqués par leur vulnérabilité accrue réelle ou perçue pendant les épisodes de changement. Ces facteurs de risque qui s’accroissent les exposent davantage au harcèlement sexuel.
Des hommes aussi sont victimes
Nous montronsque les hommes soumis à des conditions de travail physiques sont particulièrement exposés en matière de harcèlement sexuel. Leur surreprésentation dans les secteurs physiques et dangereux, où les comportements hostiles sont favorisés par la culture et l’environnement, est une explication avancée pour éclairer ce point.
La formation des dirigeants et des managers sur les relations entre changement organisationnel, conditions de travail et comportements hostiles apparait nécessaire. La priorité accordée aux enjeux financiers par rapport aux questions psychosociales dans les entreprises est à questionner au regard des répercussions négatives sous la forme de violences psychologique, physique et sexuelle.
Il est essentiel de considérer le harcèlement sexuel comme un problème systémique qui trouve aussi sa source dans des facteurs organisationnels, eux-mêmes façonnés par notre société, plutôt que comme un problème causé par un comportement déviant isolé.
![]()
Marine Coupaud ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Quand changement rime avec harcèlement : les restructurations d’entreprise, le moment de tous les dangers – https://theconversation.com/quand-changement-rime-avec-harcelement-les-restructurations-dentreprise-le-moment-de-tous-les-dangers-256595
