Comment la photographie de guerre a transformé le regard de la France sur la révolution irlandaise

Source: The Conversation – in French – By Claire Dubois, Professeure de civilisation irlandaise, Université de Lille

Les années 1920 sont aussi celles des débuts du photojournalisme…et de la manipulation de l’opinion par la photo.

Marquée par la violence et les bouleversements politiques, la révolution irlandaise (1912-1923, selon la plupart des historiens) voit l’opinion nationaliste irlandaise se tourner vers le mouvement républicain Sinn Féin pour obtenir l’indépendance par la force. Une exposition en ligne met en lumière le récit de ces années turbulentes dans la presse française.


Au tournant des années 1920, la France se passionne pour la cause irlandaise. Si la révolution a été le sujet de nombreux articles dans les journaux français, elle a aussi été suivie de près grâce aux images. Ce sont peut-être même les photographes qui ont transformé le regard de la France sur ces événements. Avant ces reportages photographiques, les Français s’intéressaient peu au sujet et beaucoup doutaient que l’Irlande soit capable de se gouverner seule.

C’est avec l’« Insurrection de Pâques » (Easter Rising), en 1916, que le public français a réellement pris conscience de la détermination des indépendantistes irlandais. Dans le contexte de la Première Guerre mondiale et de la Triple-Entente avec la Grande-Bretagne, ces événements sont d’abord perçus avec une certaine méfiance en France. Pourquoi, en effet, organiser une insurrection à Dublin alors que la guerre bat son plein sur le continent ?

Bien que les journalistes aient d’abord présenté l’Insurrection de Pâques comme un complot allemand, l’événement se révèle finalement être un coup de maître dans la lutte pour l’indépendance, notamment sur le plan de l’opinion publique internationale. Dépêchés sur place, les photographes ont alors joué un rôle majeur dans la perception de la cause irlandaise sur le plan européen et international.

Les balbutiements du photojournalisme

En effet, les événements de la période révolutionnaire en Irlande, dont les plus connus du grand public sont le soulèvement de Pâques en 1916, la guerre d’indépendance (1919-1921) et la guerre civile (1922-1923), ont souvent figuré en bonne place dans les pages des journaux français de l’époque.

À cette période, l’utilisation de la photographie dans la presse était encore un art balbutiant, mais cette technologie connut un essor rapide, de même que la circulation des images entre les îles britanniques et le continent. Les agences françaises de presse, telles que Rol et Meurisse, achètent alors des clichés à des photographes locaux (dont le nom n’était jamais crédité) et inondent les rédactions d’images qui, reproduites sous forme de gravures puis directement de photographies, créent une nouvelle proximité avec le conflit. Les journaux illustrés, comme Excelsior et le Miroir, ont aussi contribué au développent d’un photojournalisme plus approfondi, et frappé l’esprit des lecteurs avec leurs unes couvertes de photographies.

Une célèbre photographie publiée en 1916 en une du Miroir montre ainsi la comtesse Constance Markievicz à l’arrière d’un camion de police après le procès qui lui a valu une condamnation à mort, commuée en emprisonnement à vie en raison de son sexe. Souvent interrogée par les reporters français dépêchés sur place lors de la guerre d’indépendance, Markievicz, ancienne élève de l’Académie Julian à Paris, tente de convaincre la France du bien-fondé de l’indépendance irlandaise et condamne les exactions de l’armée britannique en Irlande.

« La comtesse Markievicz regagne la prison après sa condamnation. »

Dans une interview accordée à Joseph Kessel en 1920, elle souligne également l’importance des femmes dans le camp séparatiste et regrette que le socialisme radical ne soit pas aussi populaire en Irlande que sur le continent. Elle contribuera à populariser la cause irlandaise auprès du public français, de même que d’autres indépendantistes francophiles.

Des événements très présents dans la presse française

Pendant la guerre anglo-irlandaise, les journaux français de tous bords se font l’écho des événements en Irlande, publiant des interviews comme des articles de fond retraçant l’histoire du conflit. Le journal illustré parisien Excelsior publie régulièrement des photographies du conflit, y compris plusieurs unes au cours de la période révolutionnaire. L’annonce de la signature du Traité anglo-irlandais figure ainsi en [première page, le 8 décembre 1921], accompagnée, dans un souci didactique, de photographies de séances aux Parlements de Dublin et de Belfast et d’une carte de l’Irlande.

« La conclusion de l’accord anglo-irlandais a produit une impression profonde en Angleterre. »
Gallica

À une semaine d’intervalle, deux unes de la première semaine de juillet 1922 documentent les effets de la guerre civile sur la population irlandaise et les destructions infligées à la ville de Dublin, lors de la bataille opposant les opposants et les supporters du Traité anglo-irlandais.

« Les rebelles irlandais assiégés à Dublin se sont rendus. »
Gallica
« La guerre civile en Irlande : les dernières batailles de Dublin. »
Gallica

La publication régulière de portraits et d’entretiens avec les différents protagonistes permet au public de se familiariser avec les acteurs du conflit et de se faire sa propre opinion sur les représailles britanniques pendant la guerre d’indépendance, puis sur la détermination des opposants au Traité pendant la guerre civile. Si la majorité des journaux français semble soutenir la cause indépendantiste, la guerre civile n’est pas comprise par l’opinion, choquée par le meurtre de Michael Collins perpétré par les opposants à l’État libre en août 1922.

Un cliché reproduit en une d’Excelsior le 24 novembre 1920 pousse la propagande à l’extrême. Situé en haut à droite, il montre les cadavres de rebelles vaincus lors de la bataille de Tralee (Kerry). Il s’agit en réalité d’une mise en scène pour des photographes officiels à Killeney dans le comté de Dublin, censée montrer les avancées des Britanniques.

« Depuis les tragiques événements de dimanche, le calme règne en Irlande ».
Gallica

Susciter l’empathie

Au-delà des tentatives de manipulation de l’opinion, de nombreuses photographies disent l’histoire de la résistance irlandaise à l’oppression anglaise et pointent du doigt les destructions et la souffrance de la population civile, familières au public français de l’après-guerre. Les photographies choisies pour accompagner l’article de Joseph Kessel publié dans la Liberté, le 28 septembre 1920, représentent l’ampleur des destructions après le sac de Balbriggan par les « Black and Tans ». L’esthétique des ruines et le désespoir de la femme dont la photographie figure en médaillon ne sont pas sans rappeler la Grande Famine qui frappa l’Irlande quelques décennies auparavant.

« Le sac de Balbriggan par des soldats anglais. »
Gallica

Représenter la souffrance est loin d’être aisé.

« Les récits peuvent nous amener à comprendre. Les photographies font autre chose : elles nous hantent », souligne Susan Sontag dans « Devant la douleur des autres », 2003.

Donner à voir ces visages, ces ruines et ces drames humains crée une plus grande proximité avec l’expérience du lecteur français d’après-guerre. Grâce à ces photographies, l’Irlande n’est plus une simple abstraction politique, mais devient une réalité tangible.


Une exposition numérique mise au point par Síobhra Aiken, Claire Dubois et Mark O’Rawe des universités de Queen’s (Belfast) et de Lille retrace l’histoire des représentations visuelles de la révolution irlandaise en France et met en lumière les liens entre les deux pays.

The Conversation

Claire Dubois ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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