Quand « équité » devient « appartenance » : un recul déguisé de l’EDI

Source: The Conversation – in French – By Simon Blanchette, Lecturer, Desautels Faculty of Management, McGill University

Depuis 2024, la contestation des initiatives en matière de diversité, d’équité et d’inclusion (EDI) a pris de l’ampleur en Amérique du Nord. Cette année, ce recul prend une nouvelle forme : le remplacement du mot « équité » au profit de termes plus abstraits, comme « appartenance » ou « communauté ».

À l’Université de l’Alberta, par exemple, il n’y a plus de vice‑provost à l’équité, à la diversité et à l’inclusion. L’établissement dispose désormais d’un bureau de « l’accès, de la communauté et de l’appartenance ».

De même, la société Alberta Investment Management Corporation (AIMCo) a éliminé son poste de direction consacré à l’EDI lors d’une restructuration. Un porte‑parole a soutenu que « le départ de la personne responsable du programme officiel d’EDI n’a en rien diminué l’engagement ferme d’AIMCo envers ces principes ». Permettez-moi d’en douter.

Un virage similaire est en cours à l’Université de Lethbridge, qui a créé en décembre un bureau de « l’accessibilité, de l’appartenance et de la communauté. »

Si la langue évolue naturellement, ce changement ressemble davantage à un repli déguisé qu’à un véritable progrès, car il manque l’engagement délibéré nécessaire à l’équité.

Un repli déguisé en progrès

Les appels à rebaptiser les démarches d’EDI existent depuis des années et sont légitimes, y compris au sein du milieu lui‑même. Mais les changements actuels vers l’« appartenance » manquent souvent de véritable engagement communautaire et de la participation des parties concernées.

Les efforts actuels de rebranding relèvent davantage de l’apaisement que du progrès. Ce sont des gestes réactifs, dictés par des pressions externes, plutôt que des réponses aux besoins et aux demandes des communautés les plus concernées.

Autrefois reconnu comme essentiel pour s’attaquer à la discrimination systémique, le terme « équité » est devenu aujourd’hui un paratonnerre politique.

Certaines institutions subissent désormais des pressions politiques, d’actionnaires ou de donateurs qui présentent les initiatives d’EDI comme clivantes ou idéologiquement extrêmes, les poussant à s’en distancier.

Dans le monde des affaires, la tendance est frappante. Les mentions d’« EDI » dans les dépôts réglementaires des sociétés du S&P 500 ont chuté de 70 % depuis 2022, remplacées par des termes plus consensuels comme « appartenance » et « culture inclusive ».

Ce changement permet aux organisations d’échapper à leurs responsabilités, de masquer les inégalités et de remplacer les cadres d’équité mesurables par des platitudes vagues.

Pourquoi est-ce important ?

En adoucissant les termes utilisés, les organisations s’assurent un moyen socialement acceptable de se soustraire à la difficile mission qu’est l’équité. Comme si elles avaient « dépassé » l’équité, alors qu’elles n’ont jamais fait le travail nécessaire. C’est en quelque sorte une illusion.

Supprimer l’équité du langage organisationnel a des conséquences tangibles. Tout d’abord, cela compromet l’imputabilité. Les cadres d’équité efficaces créent des objectifs mesurables et vérifiables. Des termes tels que « appartenance » sont plus difficiles à définir et plus faciles à abandonner. Ils permettent aux organisations de prétendre s’engager en faveur de l’inclusion sans avoir à fournir les efforts nécessaires à un réel changement systémique.

Ensuite, cela risque de laisser des gens de côté. L’équité se concentre sur ceux qui font face à de vrais obstacles structurels : femmes, personnes noires et racisées, Autochtones, communautés 2ELGBTQI+ et personnes en situation de handicap. Si ce terme disparaît, ces groupes risquent de perdre toute visibilité dans les politiques, le financement et la reddition de comptes.

Enfin, les organisations elles‑mêmes s’exposent à des risques. Les reculs en matière d’EDI nuisent au moral, à la rétention, à l’innovation et à la performance, et peuvent même accroître le risque juridique.

Un sondage de 2025 du Meltzer Center for Diversity, Inclusion, and Belonging (NYU) révèle que 80 % des dirigeants estiment que la réduction des efforts en équité augmente les risques réputationnels et juridiques. Il fait aussi état d’un large consensus selon lequel les initiatives d’EDI améliorent la performance financière des entreprises.

Le mythe de la méritocratie

Une justification fréquente pour abandonner le mot « équité » est le souhait de revenir à la « méritocratie ». La méritocratie repose sur l’idée que les individus devraient être récompensés selon leur talent et leurs efforts.

Mais la méritocratie suppose l’égalité des chances et occulte le fait que le « mérite » est une construction sociale qui dépend du contexte. Elle ignore que des barrières inégales – comme l’accès à l’éducation et aux réseaux – influencent la réussite individuelle, et ce outre les réalisations de la personne.

La méritocratie suppose également que la diversité est privilégiée au détriment des qualifications, ce qui n’est pas le cas. Nous pouvons, et devons, nous concentrer à la fois sur les compétences et sur l’inclusion.

Les travaux du professeur Emilio J. Castilla, du Massachusetts Institute of Technology (MIT), ont montré que les organisations se réclamant de la méritocratie renforcent souvent les biais – c’est ce qu’on appelle le « paradoxe de la méritocratie ».

Par exemple, dans une étude réalisée auprès de 445 participants ayant une expérience en gestion, les chercheurs ont demandé aux participants de prendre des décisions concernant les primes, les promotions et les licenciements d’employés fictifs. Lorsque la culture d’une organisation mettait l’accent sur la méritocratie, les hommes recevaient des primes plus élevées que les femmes ayant les mêmes qualifications.

À l’inverse, lorsque la culture d’entreprise mettait plutôt l’accent sur le pouvoir discrétionnaire des dirigeants, le biais s’inversait en faveur des femmes. Cela s’explique vraisemblablement par le fait que l’énoncé signalait un biais de genre potentiel, déclenchant une sur‑correction.

Dans un troisième scénario, où ni la méritocratie ni la discrétion managériale n’étaient mises de l’avant, il n’y avait pas de différence significative dans les primes accordées.

Bien que le dernier scénario semble prometteur, la plupart des environnements de travail privilégient la méritocratie, consciemment ou non. La rémunération basée sur le mérite ou la performance demeure la norme dans la plupart des organisations, ce qui signifie que le premier scénario est le plus fréquent.

Sans transparence, le discours sur « qui mérite » une promotion/un bonus a tendance à renforcer les inégalités. Le népotisme, les avantages liés aux réseaux et la visibilité sélective comblent souvent le vide lorsque les cadres d’équité sont abandonnés. Les réseaux et la visibilité comptent, mais ils ne doivent pas être confondus avec le mérite.

Ironiquement, les critiques les plus virulents des initiatives en matière d’équité demeurent muets lorsque ce sont les privilèges hérités ou les relations privilégiées qui déterminent qui accède à des postes de direction.

Que peuvent faire les organisations ?

Alors que certaines institutions reculent sur leurs engagements en matière d’EDI, d’autres au Canada et en Europe maintiennent le cap en intégrant l’équité à leur stratégie, à leur leadership et à leurs cadres de performance.

Pour faire progresser l’équité dans le contexte actuel, il faut à la fois une stratégie et une mobilisation continue. Voici par où les organisations peuvent commencer :

  1. Établir et intégrer des objectifs explicites et mesurables en matière d’équité, alignés sur la stratégie de leur entreprise.

  2. Améliorer la transparence des données en collectant et en partageant publiquement des informations désagrégées sur le recrutement, la promotion, l’équité salariale, le taux de rotation du personnel et l’expérience des employés.

  3. Donner un véritable pouvoir décisionnel aux voix issues de la diversité dans l’élaboration des politiques et des initiatives. Les groupes‑ressources d’employés constituent un excellent point de départ.

  4. Tenir les leaders imputables en les formant à promouvoir l’équité et en liant leurs incitatifs à des résultats concrets en matière de diversité, d’équité et d’inclusion.

  5. Communiquez de manière transparente et authentique sur les impacts de l’EDI en partageant des témoignages et des indicateurs qui montrent comment les efforts en matière d’équité ont amélioré les performances de l’organisation.

Ces solutions fonctionnent déjà. Dans ma pratique de consultant, j’ai accompagné des organisations qui progressent en bâtissant la confiance, en dynamisant leurs équipes et en stimulant l’innovation. Au final, elles sont plus performantes et plus résilientes.

L’argument économique pour l’équité, la diversité et l’inclusion est bien établi : L’EDI stimule la performance, soutient la croissance et constitue un impératif de leadership. Dans le climat politique actuel, il est crucial de rester concentré sur les résultats plutôt que de se laisser entraîner par un discours qui présente l’équité comme inutile ou clivante.

La voie à suivre

Rebaptiser « l’équité » en « appartenance » ne fait pas avancer la justice, surtout en l’absence d’une définition partagée de ce que signifie réellement « appartenance ». Cela nie poliment la nécessité de démanteler de véritables barrières systémiques. Pour les personnes qui font face à ces barrières, cela sonne comme une promesse creuse.


Déjà des milliers d’abonnés à l’infolettre de La Conversation. Et vous ? Abonnez-vous gratuitement à notre infolettre pour mieux comprendre les grands enjeux contemporains.


Personne ne choisit sa race, son sexe, son milieu socio-économique, son orientation sexuelle, ni de vivre avec un handicap ou les séquelles durables du service militaire (par exemple, un trouble de stress post-traumatique). En revanche, les institutions peuvent choisir de s’attaquer aux inégalités liées à ces expériences et de démanteler les obstacles auxquels les individus sont confrontés.

Ce moment invite également à une réflexion honnête au sein même du secteur de l’EDI. Certaines initiatives ont dépassé les limites ou perdu de vue leur objectif, ce qui a contribué au contrecoup actuel. Reconnaître ouvertement ces faux pas fait partie du travail de reconstruction de la crédibilité de l’EDI.

L’essence de l’équité consiste à assurer la dignité et une chance réelle et égale de réussir. Abandonner le travail en faveur de l’équité – ou l’édulcorer au point de le rendre insignifiant – ne peut pas être une solution.

Pour progresser, il est nécessaire de réduire la polarisation, d’ouvrir le dialogue, et de mieux coordonner les actions afin que chaque personne ait une chance équitable de s’épanouir et de réussir.

La Conversation Canada

Simon Blanchette ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Quand « équité » devient « appartenance » : un recul déguisé de l’EDI – https://theconversation.com/quand-equite-devient-appartenance-un-recul-deguise-de-ledi-263480