Source: The Conversation – in French – By Albin Wagener, Professeur en analyse de discours et communication à l’ESSLIL, chercheur au laboratoire ETHICS, Institut catholique de Lille (ICL)
Alors que les débats sur les questions d’identité ou de laïcité ont envahi les espaces politiques et médiatiques depuis plusieurs années, que représente réellement le « modèle républicain à la française » ? Ne serait-il pas devenu une contre-religion face aux idéologies religieuses ?
Le modèle républicain, défendu par bon nombre de partis politiques – avec des approches souvent très diverses – occupe une place majeure dans nos débats publics. Pour certains chercheurs, la laïcité à la française tend à imposer une définition homogénéisante de la citoyenneté qui écrase la diversité multiculturelle et religieuse des populations sous couvert d’universalisme. Ce modèle de citoyenneté, censé transcender les différences, interroge une conception très idéologique de la nationalité française. En effet, cette dernière n’est pas seulement affaire de naissance ou de lieu de vie, mais de valeurs débattues par divers courants politiques.
Au fond, on constate que les dogmes et les principes républicains sont souvent imposés de manière verticale, comme s’ils devaient préexister à notre démocratie et à la vie citoyenne. Cette imposition peut évoquer une idéologie, ou même une forme d’expression religieuse. C’est ce que nous avons souhaité analyser dans une étude de textes officiels publiés par des organes administratifs (préfectures, ministères, Élysée), mais également dans des textes médiatiques qui reprennent et commentent ces prises de position. Dans cette étude, on retrouve des appels explicites de responsables politiques à un ensemble de valeurs aux contours flous, censées réguler la vie publique et l’exercice de la citoyenneté – au même titre que n’importe quelle idéologie.
Ainsi, on peut lire sur la page « les principes de la République » sur le site de l’Élysée que « la laïcité est donc l’une de nos valeurs les plus précieuses, la clé de voûte d’une société harmonieuse, le ciment de la France unie ». Autre exemple étudié, celui de Gabriel Attal, alors premier ministre (avril 2024), qui déclare :
« Que ceux qui pensent pouvoir contester facilement les valeurs de la République, endoctriner la jeunesse, le sachent : nous les trouverons et nous les empêcherons. »
Dans ce discours, deux idéologies semblent se faire face et se combattre.
Nous avons réalisé cette étude dans le contexte qui a suivi le tragique assassinat de Samuel Paty, en octobre 2020. Les prises de position en faveur du modèle républicain se sont alors multipliées, tout comme la réaffirmation de la laïcité associée au triptyque « Liberté. Égalité. Fraternité ».
L’islam, souvent confondu avec le fondamentalisme islamiste, voire le terrorisme, est particulièrement ciblé dans les discours étudiés. Ainsi le président de la République Emmanuel Macron déclare, le 2 octobre 2020 :
« L’islam est une religion qui vit une crise aujourd’hui, partout dans le monde. »
Or cette affirmation, qui entretient une confusion entre islam et islamisme politique, n’est soutenue par aucun fait, aucun chiffre, aucune analyse. Elle diffuse en revanche une image négative d’une religion à laquelle adhèrent plusieurs millions de Français. Rappelons, avec le chercheur Thomas Deltombe, que les représentations de l’islam construites dans l’espace politique et médiatique sont avant tout négatives – cette religion étant présentée comme une menace pour les valeurs républicaines.
La République normative
Parallèlement à la stigmatisation de l’islam, certains discours tendent à faire de la République un mythe contemporain, comme l’analyse la chercheuse Danièle Lochak.
Le choix de symboles, de textes fondateurs, de pratiques normatives en témoignent. Par exemple, les injonctions à chanter la Marseillaise à l’école ou à lever le drapeau – une façon d’imposer des moments de communion forcée à une population.
On retrouve la même problématique avec le projet de service national universel (SNU), dont la pertinence a été questionnée par l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem), ou par le chercheur Paul Chauvin-Madeira. Ce dernier décrit le SNU comme un projet qui impose aux individus un ordre moral conservateur constitué par un ensemble de rituels aux accents nationalistes (chant de la Marseillaise, exercices physiques pour se maintenir en forme, etc.).
Plus largement, on peut observer une tentative de mise en conformité des esprits, voire des corps notamment féminins, si l’on reprend les polémiques autour du burkini ou encore du voile à l’école et dans les services publics où des symboles religieux sont considérés comme « concurrents » d’un mode de vie considéré comme allant de soi ou majoritaire. Comme s’il fallait que certaines populations abandonnent leur propre religion pour adhérer à l’idéologie républicaine dont les applications concrètes restent souvent complexes, inopérantes (que signifie l’égalité lorsque l’on subit les inégalités économiques et sociales au quotidien ?), voire discriminantes.
Selon l’historien britannique Emile Chabal, qui étudie les populations non blanches, non athées et issues de quartiers moins favorisés, certains usages du « modèle républicain » visent essentiellement à mettre en conformité des personnes considérées comme éloignées du modèle universaliste – autrement dit, des personnes croyantes et pratiquantes (notamment musulmanes) d’origine non européenne.
Des discours qui visent les jeunes
Au sein du corpus rassemblé dans notre étude, on remarque que les discours institutionnels ciblent plus particulièrement les populations musulmanes, mais aussi les jeunes, à travers l’éducation et l’école.
Ce schéma présente les quatre thématiques principales que l’on peut distinguer dans le corpus.
Ainsi, dans les textes émanant d’institutions (Élysée, services du premier ministre, préfectures, etc.), on observe que 20 % des thématiques développées concernent l’islam et son pendant radical d’un côté, et, de l’autre, 20 % du corpus concerne directement les jeunes et la violence, avec une confusion entre ces deux types de récits que l’on peut également retrouver dans le schéma ci-dessous.
Ce second schéma permet de montrer les relations entre les quatre thématiques isolées précédemment : plus elles sont proches, plus elles fonctionnent ensemble ; plus elles sont distantes, plus les thématiques sont éloignées, voire opposées.
Le résultat montre qu’en bas à droite, un véritable amalgame est opéré entre jeunesse, violence, radicalité et islam dans les discours officiels. On voit également à gauche, en décalage, la question des valeurs et des principes républicains qui se trouvent en déconnexion avec les autres récits signalant une difficulté à lier ces principes aux réalités sociales. En haut à droite, l’éducation semble représenter l’une des seules solutions envisagées.
Selon Andrea Szukala, la République « assiégée » doit « rééduquer » les personnes la menaçant à travers l’école, conçue comme son bras armé. Face à une population française constituée de communautés diverses, certains discours républicanistes tentent donc d’utiliser l’éducation et l’école comme vecteur catéchistique et idéologique. Au lieu d’être un lieu d’épanouissement, de questionnement et de critique, l’école est conçue comme un instrument liturgique promouvant la parole de gouvernants en peine de solutions.
Cécité d’État sur les discriminations et le racisme
Gracen Eiland estime que cette dynamique politique spécifiquement française encourage une cécité d’État sur les formes de discrimination et de racisme, notamment envers les populations musulmanes qui se retrouvent pénalisées pour l’emploi ou leur formation scolaire. L’accent est mis sur les symboles républicains plutôt que sur des actions concrètes adaptées aux réalités sociales du pays, comme le rappellent Florence Faucher et Laurie Boussaguet. Plutôt que de choisir des politiques d’inclusion sociale et professionnelle ambitieuses, certains responsables politiques privilégient des mesures stigmatisant certaines populations.
Comme le montre notre étude sémantique, les responsables politiques se bornent souvent à brandir des mots-clés comme autant de totems déconnectés des réalités sociales. Ainsi pour le terme de laïcité, souvent accolé aux trois valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité.
Le « modèle républicain » devient finalement une forme d’idéologie ou de contre-religion qui s’oppose à d’autres croyances, selon l’analyse de François Foret. Reste que, comme l’ont montré Charles North et Carl R. Gwin, plus un État essaie d’imposer un dogme à sa population, plus celle-ci exprime son besoin de liberté.
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Albin Wagener ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Le républicanisme, une idéologie qui favorise les discriminations et le racisme ? – https://theconversation.com/le-republicanisme-une-ideologie-qui-favorise-les-discriminations-et-le-racisme-259943
