Une expérience pour enfin comprendre comment les navigateurs du Pacifique se repéraient sans instruments

Source: The Conversation – France in French (2) – By Maria Ahmad, PhD Candidate, Cognitive Neuroscience, Psychology and Language Sciences, UCL

Le marin marshallais Clansey Takia. Chewy Lin, CC BY-NC-ND

Un plongeon au cœur de l’océan Pacifique pour comprendre comment, sans instruments ni technologie, les navigateurs des îles Marshall lisaient les vagues, le vent et les étoiles pour retrouver leur chemin, et comment les neurosciences modernes tentent de décrypter ce savoir ancestral.


L’un des plus grands défis de la navigation consiste à savoir où l’on se trouve au milieu de l’océan, sans le moindre instrument. Cette aptitude extraordinaire est illustrée par les techniques ancestrales qu’utilisaient autrefois les navigateurs chevronnés des îles Marshall, un chapelet d’îles et d’atolls coralliens situés entre Hawaï et les Philippines.

Aux côtés d’un neuroscientifique spécialiste de la cognition, d’un philosophe, d’une anthropologue marshallaise et de deux marins autochtones, j’ai pris part à une expédition destinée à comprendre comment les navigateurs marshallais se repèrent en mer grâce à leur environnement. À bord du Stravaig, un trimaran (une embarcation à trois coques) de douze mètres, le vent et les vagues nous ont portés sur soixante milles nautiques, de l’atoll de Majuro à celui d’Aur.

Une compétence extraordinaire

Durant les six années que j’ai vécues aux îles Marshall, je n’avais jamais dépassé Eneko, un petit îlot situé à l’intérieur du lagon de Majuro. J’étais sans cesse ramené au récif, là où le lagon rejoint l’océan, observant l’écume blanche se former lorsque les vagues se brisaient contre la barrière qui protégeait l’atoll.

C’est la connaissance intime de ces vagues que le « ri meto » – littéralement « la personne de la mer », titre conféré par le chef au navigateur – consacrait sa vie à maîtriser. En percevant les infimes variations de la houle, le « ri meto » pouvait déterminer la direction et la distance d’îles situées à des milliers de kilomètres au-delà de l’horizon.

Grâce à ce savoir ancestral, le « ri meto » maîtrisait l’une des compétences les plus extraordinaires jamais acquises par l’être humain : la navigation dans le Pacifique. Mais l’histoire tragique des îles Marshall a fait disparaître cette pratique, et il n’existe aujourd’hui plus aucun « ri meto » officiellement reconnu.

Alson Kelen est l’élève du dernier « ri meto » connu. Ses parents ont été déplacés de l’atoll de Bikini, au nord de l’archipel, lors du programme nucléaire américain qui a fait exploser soixante-sept bombes atomiques et thermonucléaires dans les îles Marshall dans les années 1940 et 1950.

Le rôle des neurosciences

Au-delà des destructions et des souffrances immenses qu’il a provoquées, ce programme a brisé la transmission intergénérationnelle des savoirs traditionnels, notamment celui de la navigation. Dans le cadre des efforts de renaissance menés par l’anthropologue Joseph Genz, Alson Kelen a, en 2015, pris la barre du jitdaam kapeel, une pirogue traditionnelle marshallaise, pour rallier Majuro à Aur en s’appuyant uniquement sur les techniques de navigation ancestrales qu’il avait apprises auprès de son maître.

L’atoll d’Aur Tabal, aux îles Marshall
L’atoll d’Aur Tabal, aux îles Marshall.
Chewy Lin, CC BY-NC-ND

Inspiré par cette expérience, je me suis interrogé sur le rôle que les neurosciences pouvaient jouer dans la compréhension de l’orientation en mer. Des travaux de recherche sur la navigation spatiale ont montré comment les processus neuronaux et cognitifs du cerveau nous aident à nous repérer. La plupart de ces études portent toutefois sur la navigation terrestre, menée en laboratoire ou dans des environnements contrôlés à l’aide de jeux vidéo ou de casques de réalité virtuelle. En mer, les exigences cognitives sont bien plus grandes : il faut composer avec des facteurs en constante évolution, comme la houle, le vent, les nuages et les étoiles.

Neuroscience de la navigation

Directeur de Waan Aelon in Majel, une école locale de construction et de navigation de pirogues, Alson Kelen a choisi deux marins traditionnels chevronnés pour se joindre à notre expédition de recherche.

À l’approche du chenal, les vagues régulières du lagon ont laissé place à la houle plus lourde de l’océan qui frappait la coque. L’équipage a resserré les cordages, les voiles ont été hissées. Soudain, j’ai senti la houle dominante venue de l’est soulever le bateau. Nous venions de quitter le calme du lagon et mettions le cap sur l’atoll d’Aur.

Pendant les deux jours suivants, le Stravaig est devenu notre laboratoire flottant. Durant plus de quarante heures, nous avons recueilli des données cognitives et physiologiques sur les neuf membres de l’équipage, ainsi que des données environnementales continues dans un milieu en perpétuelle évolution.

Le professeur Hugo Spiers installe l’accéléromètre
Hugo Spiers, professeur de neurosciences cognitives, installe l’accéléromètre utilisé pour enregistrer les variations des vagues.
Chewy Lin, CC BY-NC-ND

Nous avons demandé à chacun de suivre sa position estimée tout au long du voyage. Seuls deux membres de l’équipage – le capitaine et son second – avaient accès au GPS à intervalles réguliers ; les autres se fiaient uniquement à l’environnement et à leur mémoire. Toutes les heures, chaque membre indiquait sur une carte l’endroit où il pensait se trouver, ainsi que ses estimations du temps et de la distance restant avant d’apercevoir les premiers signes de terre, puis avant l’arrivée sur l’atoll. Ils notaient également tous les repères environnementaux utilisés, tels que les vagues, le vent ou la position du soleil.

Une boussole recouverte

L’équipage évaluait également quatre émotions clés tout au long du trajet : bonheur, fatigue, inquiétude et mal de mer. Chaque membre portait une montre connectée Empatica, qui enregistrait les variations de fréquence cardiaque.

Un accéléromètre était fixé sur le pont supérieur pour enregistrer les mouvements du bateau au gré des vagues. Une caméra GoPro 360° montée séparément capturait les variations des voiles, des nuages, du soleil et de la lune, ainsi que les déplacements de l’équipage sur le pont.

Juste avant que le dernier morceau de terre ne disparaisse sous l’horizon, chaque membre de l’équipage a désigné cinq atolls : Jabwot, Ebeye, Erikub, Aur Tabal, Arno et Majuro. Une boussole recouverte servait à enregistrer les relevés. Cette opération a été répétée tout au long du voyage afin de tester les compétences d’orientation sans référence à la terre.

À la fin de cette traversée, nous disposions d’une riche collection de données mêlant expériences subjectives et mesures objectives de l’environnement. Chaque estimation tracée sur la carte, chaque émotion, chaque variation de fréquence cardiaque était enregistrée en parallèle des changements de houle, de vent, de ciel et des relevés GPS. Ces nouvelles données constituent la base d’un modèle capable de commencer à expliquer le processus cognitif de l’orientation en mer, tout en offrant un aperçu de cette capacité humaine ancestrale que le « ri meto » maîtrisait depuis longtemps.

The Conversation

Ce projet de recherche est dirigé par le professeur Hugo Spiers, professeur de neurosciences cognitives à l’University College London. L’équipe de recherche comprend : Alson Kelen, directeur de Waan Aelon in Majel ; le professeur Joseph Genz, anthropologue à l’Université de Hawaï à Hilo ; le professeur John Huth Donner, professeur de physique à Harvard University ; le professeur Gad Marshall, professeur de neurologie à la Harvard Medical School ; le professeur Shahar Arzy, professeur de neurologie à l’Université hébraïque de Jérusalem ; le Dr Pablo Fernandez Velasco, postdoctorant financé par la British Academy à l’Université de Stirling ; Jerolynn Neikeke Myazoe, doctorante à l’Université de Hawaï à Hilo ; Clansey Takia et Binton Daniel, instructeurs de navigation et de construction de pirogues traditionnelles WAM ; Chewy C. Lin, réalisateur de documentaires ; et Dishad Hussain, directeur chez Imotion Films.

Ce projet a été soutenu par le Royal Institute of Navigation, l’University College London, le Centre for the Sciences of Place and Memory de l’Université de Stirling (financé par le Leverhulme Trust), le Royal Veterinary College, Glitchers, Neuroscience & Design, Empatica, Imotion et Brunton.

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