Les « marques de cure-dents » sur les fossiles préhistoriques n’en étaient peut-être pas

Source: The Conversation – France in French (2) – By Ian Towle, Research Fellow in Biological Anthropology, Monash University

Une molaire de Néandertal. Nowaczewska et al., 2021

Une étude sur plus de 500 primates sauvages montre que les « sillons de cure-dents » sur les dents fossiles peuvent se former naturellement, tandis que certaines pathologies modernes, comme les abfractions, sont propres aux humains.


Depuis des décennies, de fines rainures observées sur des dents humaines préhistoriques étaient interprétées comme la preuve d’un geste délibéré : des humains nettoyant leurs dents à l’aide de petits bâtons ou de fibres végétales, ou cherchant à soulager une douleur gingivale. Certains chercheurs y ont même vu la plus vieille habitude humaine.

Mais selon une étude publiée dans l’American Journal of Biological Anthropology, cette hypothèse serait à revoir. Les auteurs ont constaté que ces mêmes stries apparaissent aussi naturellement chez des primates sauvages, sans qu’aucun comportement de curetage dentaire ne soit observé. Encore plus surprenant : l’analyse de plus de 500 primates, appartenant à 27 espèces vivantes ou fossiles, n’a révélé aucune trace d’une maladie dentaire fréquente chez l’humain moderne, les lésions dites d’abfraction – ces entailles profondes en forme de V au niveau de la gencive.

Ces découvertes invitent à repenser l’interprétation des fossiles et ouvrir de nouvelles pistes sur ce qui, dans l’usure et les pathologies de nos dents, témoigne d’une évolution proprement humaine.

Mâchoire d’orang-outan présentant une dentition complète, dont une dent porte une rainure inhabituelle à la base de sa racine
Orang-outan (Pongo pygmaeus) présentant une « marque de cure-dent » sur la deuxième molaire inférieure gauche (spécimen FMNH 19026, Field Museum de Chicago). Une flèche orange indique l’emplacement de la rainure.
Ian Towle

Pourquoi les dents comptent dans l’évolution humaine

Les dents sont la partie la plus résistante du squelette et survivent souvent bien après la décomposition du reste du corps. Les anthropologues s’en servent pour reconstituer les régimes alimentaires, les modes de vie et l’état de santé des populations anciennes.

Même les plus petites marques peuvent avoir une grande signification. L’une des plus fréquentes est une fine rainure qui traverse la racine exposée de certaines dents, souvent entre deux d’entre elles. Depuis le début du XXᵉ siècle, ces traces ont été baptisées « marques de cure-dent » et interprétées comme les signes d’un usage d’outils ou de pratiques d’hygiène dentaire.

On en a signalé tout au long de notre histoire évolutive, sur des fossiles vieux de deux millions d’années jusqu’aux Néandertaliens. Mais jusqu’ici, personne n’avait réellement vérifié si d’autres primates présentaient ces mêmes marques. Une autre affection, appelée abfraction, se manifeste différemment : par des entailles profondes en forme de coin à la base de la gencive. Très fréquentes en dentisterie moderne, elles sont souvent associées au grincement des dents, à un brossage trop vigoureux ou à la consommation de boissons acides. Leur absence sur les fossiles connus intrigue depuis longtemps les chercheurs : les autres primates en sont-ils vraiment exempts ?

Ce que nous avons fait

Pour vérifier ces hypothèses, nous avons analysé plus de 500 dents appartenant à 27 espèces de primates, actuelles et fossiles. L’échantillon comprenait notamment des gorilles, des orang-outans, des macaques, des colobes et plusieurs singes disparus. Fait essentiel, tous les spécimens provenaient de populations sauvages, ce qui signifie que l’usure de leurs dents n’a pas pu être influencée par les brosses à dents, les boissons gazeuses ou les aliments transformés.

Nous avons recherché des lésions cervicales non carieuses – un terme désignant une perte de tissu au niveau du col de la dent qui n’est pas causée par la carie. À l’aide de microscopes, de scanners 3D et de mesures de perte de tissu, nous avons documenté même les plus petites lésions.

Dentitions de primates présentant différents types de pathologies dentaires
Différents types de lésions radiculaires observées chez les primates sauvages, notamment une érosion acide (en haut à gauche) et des sillons présentant des caractéristiques similaires à celles des marques de cure-dents observées sur des fossiles humains.
Ian Towle

Ce que nous avons découvert

Environ 4 % des individus présentaient des lésions. Certaines ressemblaient presque exactement aux classiques « sillons de cure-dents » observés sur les fossiles humains fossiles, avec de fines rayures parallèles et des formes effilées. D’autres lésions étaient peu profondes et lisses, surtout sur les dents de devant, probablement causées par les fruits acides que beaucoup de primates consomment en grande quantité.

Mais une absence nous a frappé. Nous n’avons trouvé aucune lésion par abfraction. Malgré l’étude d’espèces ayant une alimentation extrêmement dure et des forces de mastication puissantes, aucun primate n’a présenté les défauts en forme de coin si couramment observés dans les cliniques dentaires modernes.

Une illustration montrant à quoi ressemblent les lésions par abfraction sur les dents humaines.
Wikimedia, CC BY

Qu’est-ce que cela signifie ?

Premièrement, cela signifie que les sillons ressemblant à des marques de cure-dents ne prouvent pas nécessairement l’utilisation d’outils. La mastication naturelle, les aliments abrasifs, ou même le sable ingéré peuvent produire des motifs similaires. Dans certains cas, des comportements spécialisés, comme arracher de la végétation avec les dents, peuvent également y contribuer. Il faut donc rester prudent avant d’interpréter chaque sillon fossile comme un acte délibéré de curetage dentaire.

Deuxièmement, l’absence totale de lésions par abfraction chez les primates suggère fortement qu’il s’agit d’un problème propre aux humains, lié à nos habitudes modernes. Elles sont beaucoup plus probablement causées par un brossage trop vigoureux, les boissons acides et les régimes alimentaires transformés que par les forces de mastication naturelles. Cela place les abfractions aux côtés d’autres problèmes dentaires, comme les dents de sagesse incluses ou les dents mal alignées, qui sont rares chez les primates sauvages mais fréquents chez l’homme aujourd’hui. Ces observations alimentent un domaine de recherche émergent appelé odontologie évolutive, qui utilise notre passé évolutif pour comprendre les problèmes dentaires actuels.

Pourquoi est-ce important aujourd’hui ?

À première vue, les sillons sur les dents fossiles peuvent sembler anecdotiques. Pourtant, ils ont une importance à la fois pour l’anthropologie et pour la dentisterie. Pour la science évolutive, ils montrent qu’il est essentiel d’observer nos plus proches parents avant de conclure à une explication culturelle spécifique ou unique. Pour la santé moderne, ils mettent en évidence à quel point nos régimes alimentaires et nos modes de vie modifient profondément nos dents, nous distinguant des autres primates.

En comparant les dents humaines à celles des autres primates, il devient possible de distinguer ce qui est universel (l’usure inévitable due à la mastication) de ce qui est propre à l’homme – le résultat des régimes alimentaires, des comportements et des soins dentaires modernes.

Et ensuite ?

Les recherches futures porteront sur des échantillons plus larges de primates, examineront les liens entre régime alimentaire et usure dentaire dans la nature, et utiliseront des techniques d’imagerie avancées pour observer la formation des lésions. L’objectif est d’affiner notre interprétation du passé tout en découvrant de nouvelles façons de prévenir les maladies dentaires aujourd’hui.

Ce qui peut ressembler à un sillon de cure-dents sur une dent humaine fossile pourrait tout aussi bien être un simple sous-produit de la mastication quotidienne. De même, il pourrait refléter d’autres comportements culturels ou alimentaires laissant des marques similaires. Pour démêler ces possibilités, il faut disposer de jeux de données comparatifs beaucoup plus larges sur les lésions des primates sauvages ; ce n’est qu’ainsi que l’on pourra identifier des tendances générales et affiner nos interprétations du registre fossile.

Parallèlement, l’absence de lésions par abfraction chez les primates suggère que certains de nos problèmes dentaires les plus courants sont propres à l’homme. Cela rappelle que même dans quelque chose d’aussi quotidien qu’un mal de dents, notre histoire évolutive est inscrite dans nos dents, mais façonnée autant par nos habitudes modernes que par notre biologie ancienne.

The Conversation

Ian Towle reçoit un financement du Conseil australien de la recherche (Australian Research Council, ARC DP240101081).

ref. Les « marques de cure-dents » sur les fossiles préhistoriques n’en étaient peut-être pas – https://theconversation.com/les-marques-de-cure-dents-sur-les-fossiles-prehistoriques-nen-etaient-peut-etre-pas-267019