Source: The Conversation – in French – By Benjamin Morel, Maître de conférences en droit public à Paris 2 Panthéon-Assas, chercheur au CERSA et chercheur associé à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP), Université Paris-Panthéon-Assas
Dans son discours de politique générale, le premier ministre Sébastien Lecornu a annoncé la suspension de la réforme des retraites, sésame pour l’obtention d’un accord de non-censure de la part du groupe socialiste, désormais indispensable. Comment se positionneront les députés socialistes alors que se profile l’examen du projet de loi de finances ? La logique parlementaire du consensus progresse-t-elle en France ? Entretien avec le politiste et constitutionnaliste Benjamin Morel.
The Conversation : Le premier ministre Sébastien Lecornu a obtenu la non-censure du Parti socialiste. Son gouvernement est-il assuré de rester en place ?
Benjamin Morel : Il suffit que 289 députés ne votent pas la censure pour que le gouvernement tienne. À ce stade, une censure est improbable en raison du nombre de groupes politiques qui ont donné des consignes de non-censure. Pourtant, certains groupes, notamment Les Républicains (LR) et le Parti socialiste (PS), sont sujets à la dissidence, et il y a des inconnues du côté des non-inscrits et de groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (Liot). Les dissidents seront-ils plus de 23, ce qui permettrait de censurer le gouvernement ? Ce n’est pas impossible, mais c’est peu probable.
Une dissolution est-elle également improbable ?
B. M. : Si le gouvernement Lecornu n’est pas immédiatement censuré, une dissolution est probablement écartée. En effet, si une dissolution devait avoir lieu en novembre ou début décembre, il n’y aurait plus de députés à l’Assemblée nationale pour voter le budget ou pour adopter une loi spéciale permettant d’exécuter des recettes. Il s’agirait alors d’un problème institutionnel majeur. Si jamais une dissolution arrivait plus tard – au printemps –, elle aurait lieu au moment des élections municipales, or les maires PS et LR la refuseront, car ils pourraient pâtir d’une « nationalisation » des scrutins locaux. Dissoudre après les municipales ? On serait à moins d’un an de l’élection présidentielle, et la dissolution représenterait une gêne considérable pour le successeur d’Emmanuel Macron. Pour toutes ces raisons, il est assez probable que le scénario d’une dissolution soit écarté lors de ce quinquennat.
Si le gouvernement Lecornu n’est pas censuré immédiatement, la prochaine étape sera le vote du budget. Quels sont les différents scénarios pour son adoption ? Quelle sera la position du PS ?
B. M. : Sébastien Lecornu a annoncé qu’il n’aurait pas recours au 49.3 pour le budget. Cela signifie que le budget ne pourra être adopté qu’après un vote positif d’une majorité de députés, dont ceux du PS. Or, il faut s’attendre à ce que le Sénat, majoritairement à droite, fasse monter les enchères pour un budget de rigueur, avant une commission mixte paritaire et un retour devant l’Assemblée nationale. Pour que le budget soit adopté, les socialistes devraient donc voter en faveur d’un texte qui ne leur convient pas vraiment, et ceci, sous la pression du reste de la gauche, à quelques mois des municipales. On a analysé la journée du discours de politique générale de Sébastien Lecornu comme le triomphe d’Olivier Faure et du PS. C’est vrai, mais le PS est désormais dans une situation politique très compliquée.
Le deuxième scénario, c’est celui d’un budget rejeté et d’un gouvernement qui a recours à des lois spéciales. Le problème est que ces lois ne permettent pas d’effectuer tous les investissements publics, ce qui aurait de vraies conséquences économiques. Dans ce cas-là, il faudrait voter un budget en début d’année 2026 avec une configuration politique identique et une proximité des élections municipales qui tendrait encore plus la situation.
Le dernier scénario, c’est qu’après soixante-dix jours, l’article 47 de la Constitution, constatant que le Parlement ne s’est pas prononcé, permette au gouvernement d’exécuter le budget par ordonnance. Il existe des incertitudes sur cet article 47 de la Constitution et sur les ordonnances, car elles n’ont jamais été utilisées. Les juristes estiment majoritairement que c’est le dernier budget adopté qui est soumis par ordonnance – donc, a priori, puisque l’on commence l’examen budgétaire à l’Assemblée nationale, il s’agirait du budget du Sénat, probablement très dur – avec une possible exclusion des moyens consacrés à la suspension de la réforme des retraites.
In fine, les socialistes pourraient être soumis à un vrai dilemme stratégique : adopter un budget dans lequel ils auront du mal à s’inscrire, assumer le coût des lois spéciales, ou assumer une application par ordonnances d’un budget écrit par la droite sénatoriale. Tout cela signifie probablement de nouvelles crises.
Comment comprendre le changement de cap du gouvernement Lecornu, qui passe d’une alliance avec Les Républicains à un accord de non-censure avec le Parti socialiste ?
B. M. : Le Parti socialiste (PS) s’est imposé parce que le Rassemblement national (RN) est entré dans une logique où il souhaite une dissolution, en espérant obtenir une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Par là même, le PS est devenu la seule force qui permet à Sébastien Lecornu de rester en place. Le PS a su exploiter à plein cette situation, devenant ainsi l’arbitre des élégances.
L’autre élément favorable au PS, ce sont des sondages récents qui ont montré qu’en cas de dissolution, les socialistes feraient de bons scores alors que le bloc central finirait en charpie. Cela change fondamentalement le rapport de force. Pour cela, le gouvernement devait offrir un gros cadeau – celui de la suspension de la réforme des retraites – pour éviter la censure et la dissolution.
Comment interpréter cet accord de non-censure entre le bloc central et le Parti socialiste ? La logique parlementaire de consensus entre partis progresse-t-elle finalement ?
B. M. : Cette évolution politique ne relève pas d’une logique parlementaire, mais d’un rapport de force. Dans une logique parlementaire, le président ne sort pas de son chapeau un premier ministre, en disant « C’est lui et personne d’autre ». Il cherche, au sein du Parlement, une personne capable de former une majorité. Une fois cette majorité trouvée, un programme est élaboré et, enfin, un gouvernement est nommé. La logique de consensus aurait voulu qu’il y ait un accord commun global, un programme commun de gouvernement avec LR ou le PS. Ce n’est pas du tout le cas.
Emmanuel Macron ne demande pas vraiment à Sébastien Lecornu de trouver une majorité, il lui demande d’essayer de ne pas être censuré alors que ce premier ministre ne s’appuie que sur une minorité de députés – une petite centaine de députés, ceux de Renaissance et du Mouvement démocratique (MoDem). Cela n’existe dans aucune démocratie parlementaire. Le résultat est que les équilibres sont extraordinairement fragiles, et les crises récurrentes. Il va falloir pourtant les surmonter, se faire aux majorités relatives, car les enquêtes ne laissent pas nécessairement songer à une nouvelle majorité en cas de dissolution ou même de nouvelle présidentielle.
Propos recueillis par David Bornstein.
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Benjamin Morel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Gouvernement Lecornu : « Le PS, nouvel arbitre du pouvoir, est dans une situation politique très compliquée » – https://theconversation.com/gouvernement-lecornu-le-ps-nouvel-arbitre-du-pouvoir-est-dans-une-situation-politique-tres-compliquee-267548
