Source: The Conversation – in French – By Wassim Tayssir, Doctorant en science politique, Université de Montréal
La France connaît sans doute sa plus grave crise institutionnelle depuis l’instauration, en 1958, de sa Constitution actuelle.
Suite à la dissolution surprise prononcée par le président de la République Emmanuel Macron en juin 2024, trois gouvernements se sont succédé avant d’être renversés. Le dernier en date, dirigé par le premier ministre Sébastien Lecornu, n’aura tenu qu’à peine 14 heures après la démission de celui qui était jusqu’alors ministre des Armées.
Ayant officiellement remis sa lettre de démission ce lundi, Sébastien Lecornu a toutefois été mandaté par le président de la République pour mener d’ultimes négociations avec les différents groupes politiques dont il a rendu compte mercredi lors d’une intervention télévisée. Le premier ministre a ainsi annoncé qu’un successeur sera désigné d’ici vendredi par le chef d’État.
Doctorant en science politique à l’Université de Montréal, mes recherches portent sur la politique étrangère et européenne de la France. J’ai publié en 2024 un ouvrage sur sur la politique extérieure d’Emmanuel Macron.
Une élection présidentielle anticipée ?
Le moment est d’autant plus critique que ces ultimes tractations se déroulent à l’ombre de deux spectres qui, s’ils venaient à se réaliser, plongeraient davantage le pays dans la tourmente.
D’un côté, celui d’une nouvelle dissolution, essentiellement réclamée par le Rassemblement national, parti d’extrême droite. À l’autre extrémité de l’éventail, le parti de la France insoumise réclame quant à lui la destitution du Président.
Cet appel a trouvé écho dans les rangs mêmes des formations politiques apparentés au bloc présidentiel. C’est ainsi que ce mardi, Édouard Philippe, premier ministre d’Emmanuel Macron de 2017 à 2020 et président du groupe Horizons (centre droit), appelait le président à programmer une élection présidentielle anticipée. Ce désaveu s’ajoute à celui d’un autre soutien historique et ancien premier ministre macroniste, Gabriel Attal, lequel déclarait qu’il ne « comprenait plus » les décisions du chef d’État.
Des accusations de trahison qui se multiplient
Plusieurs causes profondes pourraient être avancées pour expliquer ce maelstrom institutionnel et politique : fragmentation et polarisation durables du paysage politique national, absence de majorité politique, primauté des logiques partisanes sur la responsabilité gouvernementale…
Pourtant, Emmanuel Macron semble figurer au premier rang des coupables de cette crise inédite. Parmi les arguments mobilisés par ses accusateurs, l’idée qu’il aurait « travesti » les institutions de la Ve République. C’est le sens des propos d’Édouard Philippe tenus mardi dernier :
En France, le garant des institutions est le Président de la République […] Quand on est chef de l’État, on ne les utilise pas pour déminer je ne sais quoi ou à sa convenance personnelle. On ne se sert pas des institutions, on les sert.
L’ancien premier ministre dénonce ainsi une forme de dévoiement institutionnel susceptible d’engendrer une « crise politique délétère pour le pays ».
Les pratiques institutionnelles, ou l’art de dépasser la Constitution
Ces critiques illustrent un phénomène particulièrement présent dans la vie politique française : les interactions entre, d’un côté, les institutions et, de l’autre, les pratiques qui en découlent.
Cette dialectique a donné lieu à une littérature particulièrement féconde dans le champ de la science politique. Les approches dites néo-institutionnalistes s’intéressent ainsi aux rôles des institutions, entendues comme un ensemble de règles, de normes et de principes formels socialement reconnus, qui organisent et contraignent le comportement des acteurs. Dans la continuité de cette perspective, le « tournant pratique » en relations internationales explore la manière dont les acteurs, par des pratiques informelles, s’aménagent des libertés d’action dans un contexte formel et contraignant.
Cela permet de comprendre comment les acteurs institutionnels, en premier lieu le président de la République, vont exploiter les interstices du texte de la Constitution de 1958 pour servir des objectifs politiques. Cette dialectique entre la lettre du texte et les interprétations qui en découlent était précisément pensée par le Général de Gaulle, l’architecte du texte constitutionnel, pour qui : « Une constitution, c’est un esprit, des institutions, une pratique ».
L’histoire de la Ve République regorge ainsi de pratiques qui, sans être expressément prévues dans le texte, se sont imposées durablement au point de produire des effets aussi contraignants que la règle écrite. La plus emblématique de ces pratiques est le concept de « domaine réservé », qui confère au chef d’État la compétence exclusive dans la conduite des affaires étrangères.
La nomination d’un premier ministre de droite à l’origine de la crise politique
C’est ainsi que certaines pratiques émergentes, si elles semblent admises sur le plan institutionnel, se heurtent dans le champ politique à une intense contestation.
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Tel a été le cas au lendemain des élections législatives en juillet 2024. La coalition des forces de gauche réunies sous la bannière du Nouveau Front populaire est arrivée en tête du scrutin avec une majorité relative de sièges obtenus, tandis que le Rassemblement national a obtenu une majorité de suffrages. Le président Macron a choisi néanmoins de nommer comme premier ministre Michel Barnier, issu d’un parti, Les Républicains, qui ne figurait qu’en quatrième position.
Pourtant, la pratique institutionnelle qui prévalait jusque-là voulait que le président nomme un premier ministre issu des rangs de la force arrivée en tête des élections législatives. Cette pratique n’est toutefois pas inscrite dans le texte constitutionnel : l’article 8 indique en effet simplement que le « président de la République nomme le premier ministre ». Emmanuel Macron a dès lors saisi cette brèche pour échapper à une pratique dont l’application aurait desservi ses objectifs politiques.
Une partie de la crise institutionnelle que connait actuellement la France trouve probablement sa justification dans cette obstination du président de la République. La nomination vendredi d’un premier ministre issu des forces de gauche signifierait toutefois que cette pratique émergente et contestée aura fait long feu.
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Wassim Tayssir a reçu des financements de l’Université de Montréal
– ref. Crise politique en France : Emmanuel Macron a-t-il détourné les institutions ? – https://theconversation.com/crise-politique-en-france-emmanuel-macron-a-t-il-detourne-les-institutions-267074
