Source: The Conversation – in French – By Melchisedek Chétima, Professor of African History, Université du Québec à Montréal (UQAM)
La récente inscription du paysage culturel de Diy-Giɗ-Biy (DGB) au patrimoine mondial de l’UNESCO marque une victoire historique pour le Cameroun, mais elle perpétue aussi un héritage colonial : ces ruines exceptionnelles continuent d’être désignées par un nom que les communautés locales rejettent.
Situé dans l’Extrême-Nord du pays, le site archéologique des Diy-Giɗ-Biy (se prononce « Dii-Guiɗ-Bii ») s’étend sur une vingtaine de kilomètres carrés et abrite seize monuments en pierre sèche répartis dans sept villages, au cœur d’une chaîne montagneuse que l’institution, et avant elle, la communauté des chercheurs dont je fais partie, désigne comme « monts Mandara ».
Son inscription sur la liste du patrimoine mondial a été saluée à juste titre comme une rare victoire pour les patrimoines matériels africains, trop longtemps marginalisés dans les grandes instances patrimoniales internationales. Pourtant, au-delà de l’apparente consécration, un débat de fond émerge : à qui appartient ce patrimoine ? Et pourquoi persiste-t-on à nommer les montagnes qui les abritent « monts Mandara », une appellation dans laquelle les locaux ne se reconnaissent pas ?
Professeur d’histoire africaine à l’Université du Québec à Montréal, mes travaux de recherche portent sur des thèmes variés tels que la culture matérielle, l’esclavage, ainsi que les dynamiques identitaires et politiques dans l’espace communément désigné sous le nom de « monts Mandara ». Mon approche allie l’étude des sources orales, écrites et archéologiques, ce qui me permet de proposer une compréhension fine et nuancée de cette région et de ses populations.
Des montagnes-refuges
Selon l’UNESCO, les DGB se distinguent par leur ancienneté (XIIe–XVIIe siècles) et leurs terrasses agricoles. Les populations locales les appellent Giy-Deδ-Bay (« ruine de la demeure du chef ») ou Diy-Giɗ-Biy (« l’œil du chef au-dessus »), termes qui reflètent leur dimension spirituelle et politique.
Mais en parlant de « monts Mandara », l’institution reconduit une méprise héritée de l’époque coloniale.
Le terme prend racine dans les récits européens du XVIIIe siècle, qui l’utilisaient pour désigner le royaume islamisé du Wandala ou Mandara, établi dans les plaines et prospérant grâce aux échanges commerciaux avec le Kanem-Bornu. Ce dernier, grand État sahélien et acteur majeur du commerce esclavagiste, a profondément marqué les dynamiques sociales et politiques de toute la région du bassin tchadien.
Longtemps vassal du Bornu, le Wandala s’est progressivement émancipé au XVIIIe siècle, en partie grâce à son islamisation, ce qui lui a permis de mener ses propres campagnes esclavagistes contre les groupes montagnards. Pour se protéger de ces raids, ces communautés se sont réfugiées dans les massifs, où elles ont développé des architectures défensives dont les Diy-Giɗ-Biy sont particulièrement révélateurs.
Cette dynamique de pouvoir entre le Wandala, le Bornu et les Montagnards s’inscrit dans une histoire plus ancienne. Sur sa mappemonde de 1459, Fra Mauro, moine italien réputé pour son expertise géographique, identifiait déjà les Wandala comme un groupe ethnique distinct.
Les Montagnards ne font donc pas partie du groupe Mandara. Ce dernier, sous l’influence du Bornu, les a en fait soumis à ses campagnes esclavagistes, établissant une relation de domination plutôt qu’une intégration politique ou culturelle. De plus, les Montagnards ne dénomment pas leurs massifs « monts-Mandara ». Ils s’auto-identifient littéralement comme « gens du rocher » – duw kunde en langue plata ou encore nda məndə dzaŋa en langue podokwo. Une telle auto-identification traduit un rapport intime à leurs montagnes et affirme une identité politique et culturelle distincte des populations musulmanes des plaines environnantes.
Dans un entretien récent que j’ai réalisé à Mokolo avec un chef mafa, celui-ci m’expliquait : « Nous ne sommes pas Mandara, nous sommes les enfants de la montagne, et les rochers font partie de notre existence en tant que peuple ».
La cartographie coloniale et ses héritages persistants
L’analyse proposée ici s’organise autour de deux dimensions. D’une part, elle examine comment l’imaginaire colonial continue de structurer notre perception du territoire. Les appellations coloniales comme « monts Mandara », employées par les administrateurs allemands puis britanniques et français, relevaient surtout de commodités classificatoires, ignorant la complexité sociale et culturelle des communautés montagnardes.
D’autre part, cette appellation produit une dépossession symbolique. De fait, inscrire le patrimoine des « gens de la montagne » sous un nom qui n’est pas le leur revient à effacer leurs voix. En reprenant cette terminologie, l’UNESCO, même involontairement, perpétue un cadre de lecture hérité de la colonisation et réduit la diversité des sociétés montagnardes à l’ombre d’un pouvoir étatique qui les avait jadis dominées.
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Il convient de rappeler que les terrasses agricoles évoquées par l’UNESCO ne sont pas seulement des dispositifs fonctionnels d’aménagement du sol. Elles sont également porteuses de significations sociales et culturelles, en lien avec des systèmes de croyances où l’organisation de l’espace traduit une cosmologie de l’ordre et du dialogue constant entre les vivants et leurs ancêtres. Comme le fait remarquer l’archéologue canadien Scott MacEachern, les Diy-Giɗ-Biy s’insèrent dans un paysage déjà habité, cultivé, peut-être même ritualisé.
Leurs constructeurs maîtrisaient avec une grande expertise la technique de la pierre sèche. Tout porte ainsi à croire que ces sites sont le fruit d’un processus d’occupation, d’adaptation et d’élaboration proprement montagnard. Rien n’indique une origine issue des plaines.
La kirditude comme résistance
La reconnaissance internationale des Diy-Gid-Biy par l’UNESCO est certes importante, mais elle demeure partielle tant qu’elle ne respecte pas les termes choisis par les communautés pour s’autodésigner.
Dans ce contexte, de plus en plus de chercheurs et d’activistes locaux plaident pour l’adoption de l’appellation « monts Kirdi ». Historiquement, le terme kirdi, utilisé dans les récits des royaumes musulmans des plaines, portait une connotation péjorative d’infidèle, de non-musulman et d’esclave potentiel.
Toutefois, dans un processus de réappropriation décoloniale, les Montagnards ont transformé ce stigmate en instrument de résistance culturelle et de revendication politique. Ils ont notamment intégré le concept de « kirditude » du sociologue camerounais Jean-Marc Ela pour affirmer leur fierté d’un fond kirdi et défendre leur position face à l’exclusion et à la discrimination dont ils font l’objet dans l’espace politique régional et national.
Renommer les « monts Mandara » en « monts Kirdi » représenterait ainsi une véritable justice symbolique, en reconnaissant que le patrimoine est aussi un champ de luttes et de mémoire. Cela permettrait aux Montagnards de nommer leur propre monde, ce qui enrichirait notre compréhension collective de ce patrimoine vivant et pluriel que sont les DGB.
Rompre avec la neutralité coloniale du patrimoine
Au-delà d’une simple question d’étiquette, le débat sur la toponymie soulève des enjeux cruciaux de reconnaissance des droits épistémiques des peuples autochtones. Quelle valeur peut en effet avoir une politique de valorisation du patrimoine si elle continue de marginaliser la voix de ceux qui en sont les principaux acteurs ?
En maintenant l’usage du terme « monts Mandara », les institutions patrimoniales internationales risquent de perpétuer une mémoire dominante, issue de récits de pouvoirs externes, au détriment des histoires et réalités plurielles des peuples montagnards.
Par ailleurs, renommer les massifs ne signifie en aucun cas effacer l’histoire. Il s’agit au contraire de réhabiliter des récits jusqu’ici occultés. Le patrimoine mondial ne peut véritablement refléter son rôle que s’il devient le théâtre de luttes pour les récits marginalisés et pour les peuples dont la parole a été confisquée au profit de narrations dominantes.
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Melchisedek Chétima ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Quand l’UNESCO efface sans le vouloir la voix des « gens de la montagne » camerounais – https://theconversation.com/quand-lunesco-efface-sans-le-vouloir-la-voix-des-gens-de-la-montagne-camerounais-262085
