Quand la rivalité entre Taïwan et la Chine s’invite dans le Pacifique

Source: The Conversation – France in French (3) – By Pierre-Christophe Pantz, Enseignant-chercheur à l’Université de la Nouvelle-Calédonie (UNC), Université de Nouvelle Calédonie

Le 54e Forum des îles du Pacifique, qui rassemble dix-huit États et territoires de cette zone – à savoir l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l’essentiel de l’Océanie insulaire – a été le théâtre d’une nouvelle passe d’armes entre Pékin et Taipei. La République populaire de Chine y progresse, mais Taïwan parvient encore à y conserver des positions, trois de ces pays la reconnaissant officiellement (ce qui n’est le cas que de douze pays dans le monde au total).


Si la confrontation entre la Chine et les États-Unis se joue en mer de Chine méridionale, elle s’étend désormais jusque dans les petites îles du Pacifique, qui deviennent un baromètre des équilibres mondiaux entre coopération et confrontation.

Tandis que la pression militaire et stratégique exercée par la République populaire de Chine (RPC) s’intensifie autour de Taïwan (ou République de Chine), les autorités taïwanaises considèrent désormais l’année 2027 comme une échéance plausible pour une éventuelle invasion de l’île par Pékin. Une crainte partagée par Washington qui a estimé lors du Shangri-La Dialogue (mai 2025) que la Chine se prépare à « potentiellement utiliser la force militaire » et « s’entraîne tous les jours » en vue d’une invasion de Taïwan, avec une multiplication des manœuvres navales et aériennes autour de l’île.

Si ce face-à-face sino-américain se joue en mer de Chine méridionale, il a également des répercussions à plusieurs milliers de kilomètres de là, dans le Pacifique insulaire, où l’influence chinoise s’accentue depuis une quinzaine d’années. Pékin y mène une bataille plus discrète mais tout aussi stratégique : isoler diplomatiquement Taïwan et imposer sa « One-China Policy » (politique d’une seule Chine).

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Le Forum des îles du Pacifique, théâtre des rivalités

Réuni à Honiara (Îles Salomon) du 8 au 12 septembre 2025, le 54ᵉ Forum des Îles du Pacifique (FIP), qui regroupe 18 pays et territoires de cette vaste région, a été marqué par une décision inédite : à l’initiative des îles Salomon, pays hôte et allié indéfectible de Pékin, l’ensemble des « partenaires du dialogue » – dont Taïwan, les États-Unis et la Chine – ont été exclus du sommet.

Depuis 1992, Taïwan bénéficie pourtant de ce statut qui lui permet de rencontrer ses alliés du Pacifique en marge des réunions annuelles du Forum. Ce droit est inscrit dans le « communiqué d’Honiara » adopté par les dirigeants du Pacifique en 1992. Un statut que Pékin s’emploie depuis plusieurs années à remettre en cause, comme en témoigne le Forum organisé aux Tonga en 2024 où une mention du partenariat avec Taïwan avait même été supprimée du communiqué final après l’intervention de l’ambassadeur chinois Qian Bo – un succès diplomatique pour Pékin.

Le sommet de 2025 marque donc une nouvelle étape : certes, l’exclusion prive Taïwan de visibilité, mais les dirigeants du Forum ont finalement réaffirmé la décision de 1992, confirmant le statu quo.

Ce compromis illustre l’équilibre précaire entre pressions extérieures et cohésion régionale. Dans une région où l’aide publique au développement est particulièrement nécessaire, cette décision d’exclure les principaux partenaires et bailleurs de fonds de la principale institution régionale interroge, car elle fragilise le multilatéralisme du Forum et le menace de scission.

Le Pacifique insulaire, dernier bastion de Taïwan ?

Depuis la résolution 2758 de l’ONU (1971), qui a attribué le siège de la Chine à la RPC, Taïwan a perdu la quasi-totalité de ses soutiens diplomatiques. De plus de 60 États qui le reconnaissaient à la fin des années 1960, puis une trentaine dans les années 1990, il n’en reste que 12 en 2025, dont trois dans le Pacifique : Tuvalu, les îles Marshall et Palau.

Les défections récentes – Îles Salomon et Kiribati en 2019, Nauru en 2024 – montrent l’efficacité de la stratégie chinoise, qui combine incitations économiques, rétorsions politiques et actions d’influence.

Le Pacifique reste cependant un espace singulier : il concentre encore 25 % des derniers soutiens mondiaux à Taïwan, malgré sa forte dépendance aux aides extérieures.

La montée en puissance de l’influence chinoise

Depuis les années 2010, la Chine s’impose comme un acteur économique et diplomatique incontournable dans le Pacifique, la consacrant comme une puissance régionale de premier plan et mettant au défi les puissances occidentales qui considéraient cette région comme leur traditionnel pré carré.

Ses Nouvelles Routes et ceinture de la soie (Belt and Road Initiative, BRI) se traduisent par des investissements massifs dans des infrastructures essentielles : routes, hôpitaux, stades, télécommunications. Ces projets, souvent financés par des prêts, renforcent la dépendance économique des petites îles, ouvrant à Pékin de nouveaux leviers d’influence.

Sur le plan géostratégique, la Chine trace ainsi une cartographie où elle s’ouvre de vastes sections de l’océan Pacifique et s’en sert comme de relais pour projeter sa puissance et sécuriser ses intérêts dans la région. L’accord de sécurité signé en 2022 avec les Îles Salomon – autorisant le déploiement de personnel de sécurité chinois et l’accès de navires de guerre – illustre justement la progression de cette stratégie. Un pas qui alarme l’Australie et les États-Unis, qui redoutent l’établissement d’une base militaire chinoise dans une zone stratégique proche de leurs côtes.

Le réveil occidental ?

Les puissances occidentales voient dans cette percée un défi à leur propre sphère d’influence et tentent de réinvestir la région du Pacifique Sud afin de contrer l’hégémonie chinoise. Sous la présidence de Joe Biden (2021-2025), les États-Unis ont relancé leur présence diplomatique, organisé des sommets avec les îles du Pacifique et multiplié les annonces d’aides via l’initiative Partners in the Blue Pacific.

L’Australie et la Nouvelle-Zélande renforcent leurs programmes de coopération, tandis que le Japon et la France accroissent leurs investissements.

Parallèlement, les dispositifs de sécurité se multiplient : pacte AUKUS (Australie, Royaume-Uni, États-Unis), stratégie indo-pacifique française, QUAD (Quadrilateral security dialogue) et partenariats bilatéraux visent à contenir l’expansion chinoise.

Le Pacifique insulaire, longtemps périphérique, s’apparente désormais à un espace central de rivalité géopolitique.

Les îles du Pacifque : entre risques et opportunité

Pour les petits États insulaires (PEI), cette compétition représente à la fois une menace et une opportunité.

Conscients de l’effet de levier dont ils disposent en jouant sur la concurrence entre les grandes puissances, ils tentent néanmoins de préserver leur marge d’autonomie. Leur stratégie, résumée par la formule « amis de tous, ennemis de personne », cherche à éviter la polarisation et à maintenir la coopération régionale malgré des risques graduels : instrumentalisation du Forum, perte d’unité entre États insulaires, et surtout militarisation croissante d’un océan que les pays de la région souhaitent… pacifique, comme l’affirme la Stratégie 2050 pour le Pacifique bleu adoptée en 2022.

L’avenir du statut de Taïwan dans le Pacifique illustre parfaitement cette tension. Si Pékin compte poursuivre ses efforts pour réduire à peau de chagrin les irréductibles soutiens diplomatiques de Taipei, la réaffirmation du partenariat de développement par le FIP en 2025 montre que les États insulaires tentent de maintenir le cadre régional existant.

Si pour l’heure, le Pacifique insulaire reste encore un bastion – au moins symbolique – pour Taïwan et un terrain d’affrontement stratégique pour la Chine et les puissances occidentales, le défi pour les PEI sera de continuer à tirer parti de cette rivalité sans y perdre leur unité ni leur souveraineté. Leur capacité à préserver un Pacifique réellement « bleu » – à la fois ouvert, stable et pacifique – sera le véritable test des prochaines années de leur diplomatie régionale face aux rivalités des grandes puissances.

The Conversation

Pierre-Christophe Pantz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Quand la rivalité entre Taïwan et la Chine s’invite dans le Pacifique – https://theconversation.com/quand-la-rivalite-entre-ta-wan-et-la-chine-sinvite-dans-le-pacifique-266175