Réparer, recycler, prédire : l’IA au cœur du design organisationnel des distributeurs « phygitaux »

Source: The Conversation – in French – By Hassiba Sadoune, Doctorante en science de gestion , Université de Caen Normandie

L’impact de l’intelligence artificielle sera plus profond qu’on ne l’anticipe parfois. En combinant points de vente physiques et canaux digitaux, la manière de concevoir le cycle de vie des produits va subir des évolutions. Dans la distribution, cela annonce un net changement de la façon de travailler.


L’intelligence artificielle (IA) constitue aujourd’hui un levier à fort potentiel de transformation pour les modèles économiques et organisationnels, notamment dans le secteur de la distribution. Comme le soulignent Belkadi et al., elle redéfinit les dynamiques organisationnelles et optimise la performance à travers la gestion intelligente des stocks, la personnalisation, et l’automatisation des processus.

D’après une étude publiée par IBM en 2025, les investissements en IA devraient progresser significativement dans les années à venir : +52 % à l’échelle mondiale et +62 % en France. Et si l’intelligence artificielle ne servait pas uniquement à automatiser ou à vendre plus ? Et si, dans l’ombre des algorithmes, se jouait une transition vers un commerce plus responsable ?

Une évolution du design organisationnel

Ce glissement des usages de l’IA, du pilotage de la performance à l’optimisation des flux, constitue l’objet d’une recherche doctorale en cours à l’Université de Caen au sein du Nimec, consacrée à l’évolution du design organisationnel dans les enseignes dites « phygitales » – ces entreprises qui combinent points de vente physiques et canaux digitaux.

Le design organisationnel, tel que défini par Jay Galbraith, représente un processus d’alignement de cinq dimensions clés d’une organisation : la stratégie, la structure, les processus, les récompenses et les individus, en vue d’atteindre efficacement les objectifs organisationnels. Cette approche englobe la conception des mécanismes de coordination, des flux décisionnels, des systèmes d’information, ainsi que des dynamiques comportementales qui permettent à l’organisation de fonctionner de manière cohérente, et adaptée à son environnement.




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L’étude s’appuie sur une méthodologie qualitative d’étude de cas, mobilisant un corpus empirique composé d’entretiens semi-directifs et de podcasts professionnels de cadres du secteur de la distribution omnicanale. L’analyse adossée à une version actualisée du modèle de design organisationnel de Galbraith interroge la manière dont l’intelligence artificielle contribue à recomposer les organisations à l’intersection de l’agilité, de la sobriété et de l’innovation responsable.

Réparer : nouveaux usages pour nouvelles finalités

« Ce qu’on fait en SAV devient central : le reconditionné, les garanties prolongées… c’est là que la marge se rejoue »,

confie un cadre d’une enseigne de distribution de produits culturels et technologiques, lors d’un entretien récent consacré au service après-vente et à la durabilité. Cette observation, loin d’être anecdotique, signale un changement de paradigme économique fondamental. La création de valeur ne s’opère plus uniquement lors de l’acte d’achat, mais s’étend sur l’ensemble du cycle de vie du produit.

Concrètement, l’IA permet de prédire les pannes avant qu’elles ne surviennent, d’anticiper les besoins en pièces détachées, d’identifier les produits qu’il vaut mieux réparer plutôt que remplacer. Cette approche prédictive transforme radicalement la logique commerciale : plutôt que de maximiser les ventes, l’objectif devient d’optimiser la durée de vie et l’utilité des produits vendus.

Loin de l’image d’une IA « dopée à la performance », émergent ainsi les contours d’une intelligence artificielle d’entretien, de soin, de maîtrise des ressources. Cette évolution interroge nos représentations du progrès technologique et ouvre la voie à de nouveaux modèles économiques centrés sur la durabilité.

Recycler : des rôles redessinés

Ces transformations technologiques induisent des recompositions organisationnelles profondes. Comme l’explique un directeur digital :

« Avec la data, on peut mieux préparer les interventions et en éviter certaines. »

Cette optimisation des flux opérationnels s’accompagne d’un vaste chantier de formation humaine, comme le souligne un directeur de la transformation :

« Former 100 % de nos collaborateurs, au siège comme en magasin, à l’utilisation de l’IA. Nous imaginons même mettre en place des certifications IA pour nos vendeurs. »

Cette évolution dessine les contours d’organisations plus modulaires et moins hiérarchiques. Les techniciens SAV anticipent les réparations plutôt que de subir les pannes, les conseillers s’appuient sur l’IA générative pour automatiser les tâches répétitives, les vendeurs développent de nouvelles compétences digitales. L’organisation devient un dispositif vivant, caractérisé par des flux, des ajustements constants et des apprentissages partagés – configuration que Worley et Lawler (2010) qualifient d’agilité organisationnelle.

Le recyclage, traditionnellement relégué en fin de chaîne, devient ainsi un processus intégré dès la conception du parcours client. L’IA permet d’identifier instantanément le potentiel de valorisation de chaque produit retourné, transformant les espaces de stockage et développant de nouvelles expertises en évaluation produit.

Prédire : doser plutôt qu’automatiser

Ce repositionnement de l’IA dans les organisations exige une forme de lucidité technologique. L’IA reste une technologie énergivore, avec des effets ambivalents sur la durabilité. Comme l’explique un directeur de la transformation d’une enseigne de distribution spécialisée :

« La question n’est pas seulement d’intégrer l’IA pour des gains de performance, mais de l’inscrire comme un pilier de durabilité dans l’expérience client. »

L’enjeu n’est donc pas d’implémenter l’intelligence artificielle partout, mais de l’utiliser avec discernement : là où elle réduit réellement les gaspillages, améliore la qualité de service, optimise la maîtrise logistique et valorise les expertises terrain.

Un manager illustre cette approche par une métaphore éclairante :

« Le thermomètre indique la température. Ce n’est pas en disant “Je veux monter la température” qu’on va la faire monter. Il faut allumer le chauffage ».

Autrement dit : c’est l’organisation de l’action, pas la donnée, qui fait la différence.

Cette capacité prédictive restructure les processus décisionnels en permettant aux équipes de terrain d’accéder à des informations stratégiques en temps réel, aux managers d’ajuster les stocks selon des projections fiables, et aux directions de disposer d’une vision prospective pour orienter leurs investissements.

Arte 2024.

Vers une intelligence artificielle de la sobriété

Cette recherche doctorale montre que l’IA ne transforme pas l’organisation seule. Elle le fait à condition d’être portée par une structure agile, capable de décentraliser les décisions, de former, d’ajuster, de relier les objectifs à des pratiques concrètes – soit une véritable organisation lucide.

Les analyses empiriques convergent vers une conclusion stimulante : réparer, recycler et prédire ne constituent pas seulement trois fonctions opérationnelles, mais trois piliers d’une circularité servicielle émergente. Cette innovation organisationnelle, documentée dans les trois configurations étudiées, révèle que l’IA transforme la relation client en vecteur de durabilité : l’anticipation des pannes devient un service premium, le reconditionnement génère de la satisfaction client, l’accompagnement dans la durée de vie produit crée de la fidélisation.

Cette synthèse dépasse l’opposition traditionnelle entre rentabilité et responsabilité pour inventer un modèle où l’excellence « servicielle » devient le levier de l’économie circulaire.

Les distributeurs phygitaux, en tant qu’interfaces entre production et consommation, deviennent des laboratoires d’expérimentation où s’inventent de nouveaux équilibres entre efficacité opérationnelle et impact environnemental. De ces pratiques émerge l’idée d’une « IA de la sobriété » : non plus orientée vers l’accélération des flux, mais vers l’optimisation des ressources et la réduction des gaspillages.

Reste une question essentielle : sommes-nous prêts à penser l’IA comme un levier de sobriété, à revoir le design de nos organisations pour qu’elles servent moins à faire plus… qu’à faire mieux ? Tout porte à croire que la réponse dépend moins de la technologie elle-même que de notre capacité collective à transformer les modèles organisationnels qui l’accompagnent. La mutation est engagée : encore faut-il l’accompagner pour qu’elle contribue réellement à un commerce plus durable et plus responsable.

The Conversation

Hassiba Sadoune ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Réparer, recycler, prédire : l’IA au cœur du design organisationnel des distributeurs « phygitaux » – https://theconversation.com/reparer-recycler-predire-lia-au-coeur-du-design-organisationnel-des-distributeurs-phygitaux-259747