Source: The Conversation – France in French (3) – By Anaïs Cheneau, Chercheur en économie de la santé, Université Paris Cité
Avec l’entrée dans le grand âge des membres de la génération du baby-boom, la France fait face à une augmentation considérable des besoins d’accompagnement. Les politiques publiques misent sur le maintien à domicile, mais cette orientation repose largement sur l’aide des proches (conjoints, enfants, petits-enfants), dont la disponibilité risque de diminuer. Les personnes âgées veulent-elles vraiment dépendre de leur entourage pour rester à domicile ? Et leurs proches le souhaitent-ils ?
Depuis les années 1960, la priorité des politiques publiques est de favoriser le maintien à domicile. En 2015, la loi sur l’adaptation de la société au vieillissement a renforcé cette orientation, désormais appelée le « virage domiciliaire ». Elle répond au souhait d’une majorité de Français de vieillir chez eux, mais aussi à une logique budgétaire : rester chez soi serait moins coûteux qu’un séjour en EHPAD.
Pourtant, cette comparaison oublie un facteur essentiel : l’aide familiale. Celle-ci n’apparaît pas dans les comptes publics alors qu’elle représente une part considérable de l’accompagnement à domicile. Une part qui sera amenée à augmenter dans les années à venir, en raison du vieillissement de la population.
Aujourd’hui, huit personnes âgées en perte d’autonomie sur dix sont aidées par leur entourage, selon la DREES. Or, dès 2023, un rapport de l’Institut des politiques publiques indiquait que ce soutien pourrait devenir plus rare, notamment pour les hommes seuls et sans enfant. Et ce, alors même que le nombre de personnes dépendantes va augmenter dans les années à venir. Faire reposer le maintien à domicile sur la solidarité familiale apparaît donc fragile.
Dans le cadre de la chaire Aging UP ! de l’université Paris Cité, nous avons analysé, en tant que chercheurs, les préférences des personnes âgées et de leurs proches concernant l’accompagnement de la perte d’autonomie. 36 entretiens auprès de personnes âgées et de leurs proches ont été conduits, suivis d’une enquête nationale déployée en 2024 auprès de 6000 personnes de plus de 60 ans et de proches (aidants ou non) (représentatifs de la population française sur les critères sociodémographiques usuels). Voici les premiers enseignements tirés de ces enquêtes.
Une volonté de ne pas devenir un poids pour son entourage
L’analyse des données révèle que 6,7 % des personnes âgées souhaitent une délégation totale de l’ensemble de l’aide et aimeraient ne pas du tout avoir à compter sur leur entourage. Toutefois, cela n’est pas toujours possible. En effet, dans certains cas, les personnes n’ont pas de proches disponibles qui pourraient fournir l’aide : soit le conjoint est en mauvaise santé, soit il n’y a pas d’enfants ou des enfants qui habitent loin ou manquent de temps (parce qu’ils sont en emploi et/ou avec des responsabilités parentales). En outre, même si des proches sont disponibles, les personnes âgées souhaitent majoritairement que l’intervention de leur entourage soit limitée, préférant l’intervention des professionnels.
La volonté de ne pas devenir un poids pour les proches et notamment pour les enfants est très présente chez les personnes âgées interrogées, qui considèrent que « les enfants ont leur vie » et que ce n’est pas à eux de les aider au quotidien. Ainsi que le formule cette personne âgée :
« Si jamais j’avais une dépendance qui nécessite une présence, je préférerais me débrouiller pour trouver une assistance et ne pas peser sur [la] vie [de mes] enfants, leur vie de couple, leur vie professionnelle. »
L’aide des conjoints semble en revanche moins questionnée et plus « naturelle », avec tout de même la volonté de préserver la relation de couple, comme l’indiquent ces deux autres témoignages :
« C’est trop exigeant pour la compagne, donc bon évidemment qu’elle soit là et qu’elle fasse des trucs, mais il faut absolument une aide extérieure sinon ça modifie complètement la relation. Moi je n’ai pas envie de devenir la malade de ma compagne. »
« Dans la limite du faisable, oui, mais un petit coup de main. Je ne veux pas être un poids pour eux et que tout se transforme en corvée. »
Des proches qui accepteraient d’aider encore plus
De leur côté, les proches sont prêts à fournir une aide supérieure par rapport à ce que les personnes âgées accepteraient de recevoir de leur part. Dans les faits, ils apportent plus d’aide qu’ils ne l’auraient souhaité, faute de solution alternative.
Une partie de cette aide fournie est donc « contrainte ». Les enfants déclarent souvent aider au détriment des plus belles années de leurs vies, ne plus avoir assez de temps pour leurs familles, leurs amis et ne plus pouvoir partir en vacances. Une situation pesante, comme en témoignent certains interrogés :
« J’ai travaillé toute ma vie, j’ai droit à ma part aussi de calme. […] C’est peut-être les meilleures années que j’ai. C’est un peu lourd de porter encore ça. […] J’en étais arrivé à un point où je n’avais plus envie de les voir. Parce que c’était synonyme de trop de contrainte. »
Face à cette situation, les conjoints des personnes dépendantes vont chercher à assumer la plus grande part de responsabilité, afin de minimiser le rôle d’aidants de leurs enfants :
« Ce n’est pas la place des enfants [d’être aidants]. Les enfants, ils doivent vivre leur vie. Nous, on a déjà vécu. »
Les soins personnels, une limite pour les personnes âgées et les proches aidants
Les personnes âgées refusent généralement de mobiliser leurs enfants pour les soins personnels, tels que faire la toilette, les soins d’hygiène, donner à manger, lever du lit, etc. 30 % d’entre elles ne préfèrent impliquer les proches que pour une petite partie de ce type d’aide (environ 25 % du temps global), tandis que 29 % préfèrent déléguer l’ensemble de l’aide pour les soins personnels à des professionnels et ne pas faire intervenir leurs proches. Ainsi cette personne, qui affirme :
« Je n’ai pas envie que ça soit [mes enfants] qui viennent me laver les fesses. On n’est pas habitués à ça, c’est gênant. »
Les proches eux-mêmes ne veulent pas non plus réaliser les soins personnels, ou n’acceptent de le faire que lorsque leur implication est faible. C’est en particulier le cas des enfants, qui jugent cette activité d’aide trop intime, comme le soulignent ces aidants interrogés durant l’enquête :
« J’ai dû changer la couche [de mon père] une fois, je vais vous dire, je m’en rappelle encore. Vraiment, là, c’était compliqué. Pour un sexe opposé, c’est encore plus dur. »
« Je ne ferais pas [la toilette de ma mère] pour elle, dans la mesure où c’est son intimité. Parce que je suis son enfant, de toute façon, quel que soit mon âge. »
Par ailleurs, les proches qui ont déjà eu une expérience d’aide sont encore moins enclins que les autres à réaliser les soins personnels : ils sont plus de 50 % à ne vouloir s’impliquer que dans tout au plus 25 % de l’aide, et à affirmer vouloir déléguer le reste.
L’entourage plus présent pour les tâches administratives et domestiques
Si les proches et les personnes âgées ne veulent pas d’une aide familiale pour les soins personnels, d’autres formes d’aide sont plébiscitées. C’est en particulier le cas de l’aide aux démarches administratives, à l’organisation des rendez-vous médicaux et à la coordination des professionnels.
Sur ces points, les personnes âgées sont prêtes à davantage accepter l’aide de leurs proches, en particulier de leurs enfants, qui peuvent être amenés par leurs activités professionnelles à devoir s’y confronter par ailleurs (déclarations fiscales, demande de plans d’aide, coordination des professionnels, etc.). Ces tâches semblent non seulement plus ponctuelles, mais peuvent se réaliser pour une partie à distance.
Ainsi, 60 % des personnes âgées sont favorables à ce que l’entourage fournisse la majeure partie des tâches administratives et la coordination des professionnels et plus de 73 % des proches sont prêts à réaliser eux-mêmes la majeure partie de cette aide.
Sur la liste des aides dans lesquelles les aidants acceptent le plus de s’impliquer figure ensuite l’aide aux tâches domestiques, telles que ménage ou préparation des repas. 57 % des proches qui ne sont pas aidants eux-mêmes et 43 % des aidants sont prêts apporter leur aide pour accomplir la majorité des tâches domestiques (75 % ou plus). De leur côté, les personnes âgées comptent moins sur l’entourage pour les tâches domestiques : moins de 25 % aimeraient que les proches interviennent pour la majorité des tâches domestiques.
Par ailleurs, les entretiens révèlent également que les enfants (et parfois les petits-enfants) sont également attendus pour les petites réparations, ainsi que pour venir en aide en cas de chute ou de besoins ponctuels, comme en témoigne cette personne interrogée :
« Pour faire les papiers, c’est ma fille qui s’en occupe […], elle fait ça tous les jours. […] Si j’avais besoin de quelque chose dans la maison, [mes enfants] seraient là. »
L’enquête met également en avant le rôle des proches dans l’accompagnement à la vie sociale (être présent pour tenir compagnie, emmener au restaurant, etc.) :
« J’aime autant l’aider à chanter plutôt que de changer la couche, c’est sûr. »
Renforcer l’accès aux aidants professionnels et la qualité des aides
Pour que le maintien à domicile réponde aux aspirations des personnes âgées et de leurs proches, il faut renforcer le recours aux professionnels, jugés insuffisants et défaillants dans certaines situations.
Le manque de professionnels compétents et fiables conduit les proches à devoir coordonner les aides, à « surveiller » que tout soit bien fait, et à gérer les absences des professionnels disponibles.
De plus, même si des professionnels se rendent à domicile, les passages sont courts et fragmentés en des tâches circonscrites. Par exemple, les durées moyennes des prestations d’aide et d’accompagnement à domicile (SAAD) sont estimées à 12 minutes pour l’aide au coucher, 20 minutes pour la toilette au lit, 8 minutes pour l’aide au change ou encore 4 minutes pour la prise de médicaments. Cela ne permet pas de développer suffisamment d’interactions sociales pour l’individu aidé, ni d’accorder à l’aidant un temps de répit suffisant.
Selon les personnes interrogées, les dimensions les plus importantes pour assurer la qualité des interventions professionnelles sont en premier lieu l’existence d’une relation de confiance, puis l’empathie et le savoir-vivre des professionnels ainsi que le temps passé aux soins, comme l’illustrent les témoignages suivants :
« J’ai trouvé une personne qui me la prend deux après-midi par semaine, qui l’emmène se promener, […] ça lui permet d’être avec une autre personne que nous, […] ça lui fait du bien. J’ai quand même cette aide-là. »
« Le gros souci, c’était que ponctuellement, surtout les week-ends, j’avais des personnes d’une société d’aide à domicile qui ne venaient pas ou venaient en retard, ou étaient malades. […] Donc je me retrouvais un week-end sur deux à faire des petits déjeuners ou des dîners pour ma maman. »
« Ils me changent les aidants tout le temps. C’est moi qui fais leur éducation à chaque fois. »
Vieillir avec, mais pas au détriment de ses proches
En définitive, on constate que le maintien à domicile ne peut reposer trop fortement sur les familles. Un tel choix politique se ferait en effet au détriment des proches. Pour réussir le « virage domiciliaire », plusieurs changements seront nécessaires.
Il faudra en premier lieu renforcer l’offre professionnelle et sa qualité. Aujourd’hui, on compte en France deux fois moins de professionnels par rapport au nombre de personnes de plus de 65 ans que dans la moyenne des pays de l’OCDE. Selon le récent rapport de l’Institut des politiques publiques, il manquerait plusieurs centaines de milliers d’équivalents temps plein dans le secteur de l’accompagnement des personnes âgées à domicile.
Le soutien aux aidants doit également être amélioré. Cela passe notamment par l’aménagement de temps de répit, une amélioration de leur reconnaissance, ainsi que par leur accompagnement. Sans oublier que la principale façon d’aider les aidants consiste à faciliter la délégation de certaines tâches à des professionnels.
Enfin, et surtout, il est nécessaire d’ouvrir un débat de société sur le sujet de la place respective des solidarités publiques et familiales. C’est notamment l’objet de la Journée nationale des aidants, chaque 6 octobre.
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Anaïs Cheneau a reçu des financements dans le cadre des travaux de la Chaire Aging Up! par le Mécénat des mutuelles AXA et de la Caisse des Dépôts et consignations.
Jonathan Sicsic et Thomas Rapp ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
– ref. Vieillir chez soi : jusqu’où compter sur sa famille ? – https://theconversation.com/vieillir-chez-soi-jusquou-compter-sur-sa-famille-266679
