Source: The Conversation – in French – By Fabien Tripier, Professeur d’économie, Université Paris Dauphine – PSL
Proposer un progrès social crédible exige de tenir compte des contraintes actuelles : faiblesse de la productivité, nécessité de stabiliser la dette publique, concurrence fiscale internationale. Cela suppose de hiérarchiser les priorités en privilégiant la croissance par l’emploi et en réorientant les arbitrages budgétaires vers les services publics.
Les responsables politiques doivent donner des perspectives de progrès social pour répondre aux attentes des citoyens. Pour proposer des orientations crédibles, ces perspectives doivent tenir compte des contraintes économiques auxquelles la France fait actuellement face : la faiblesse des gains de productivité, la nécessité de stabiliser la dette publique et la concurrence fiscale internationale. Cela suppose de renoncer, au moins temporairement, à certains objectifs et d’accepter de hiérarchiser les priorités. À l’horizon de cinq années, les orientations à privilégier sont la croissance économique et la priorisation des services publics dans les arbitrages budgétaires.
En attendant la décroissance
La France a besoin de croissance économique. La décroissance, entendue comme une diminution de la production des biens et services et des revenus distribués, peut être une forme de progrès social, certainement la plus efficace pour la préservation de l’environnement. Accompagnée par un changement culturel sur la place de la consommation dans nos vies, elle pourrait se faire sans dégradation de la qualité de vie. Toutefois, la société ne semble pas prête aujourd’hui à suivre ce chemin.
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Au niveau individuel, le pouvoir d’achat est l’une des priorités exprimées par les Français. Au niveau collectif, les besoins d’investissement sont massifs : pour l’adaptation au changement climatique, comme cela a été documenté dans le rapport Pisani-Ferry et Mahfouz, mais aussi la préservation de la souveraineté militaire dans le nouveau contexte géopolitique. Satisfaire ces deux niveaux nécessite la production de biens et services qu’apporte la croissance économique.
Cette croissance ne peut pas se réaliser en travaillant moins. La baisse du temps de travail est incontestablement un objectif majeur du progrès social. Mais la limite essentielle, pour aller dans cette direction, est la faiblesse des gains de productivité actuels. Si la productivité n’augmente pas, travailler moins signifie produire moins, ce qui ne permettrait pas d’atteindre les objectifs individuels et collectifs.
La France décroche
Or, l’Europe connaît actuellement un décrochage des gains de productivité par rapport aux États-Unis particulièrement marqué en France. Depuis la crise Covid, les États-Unis ont connu une croissance de la productivité du travail de 5 % entre 2019 et 2024, la zone euro (hors France) a retrouvé en 2024 son niveau de productivité de 2019 alors que la France a connu une perte de productivité de 4,5 %.
Des gains de productivité peuvent être créés par des investissements dans l’éducation et l’innovation, mais même si ces investissements étaient réalisés dès aujourd’hui, il faudrait plusieurs années pour qu’ils se concrétisent. À l’horizon de cinq années, la diminution du travail – durée légale ou âge de la retraite – ne peut pas être la priorité. Cette conclusion est importante pour concentrer l’effort des politiques économiques sur l’accès du plus grand nombre à des emplois de qualité.
Trois crises en 15 ans
La contrainte extérieure est souvent invoquée pour justifier la réduction du déficit public. Mais cette réduction doit avant tout être défendue par ceux qui veulent préserver des marges de manœuvre pour l’action publique.
La France a connu une période de relative stabilité entre 1980 et 2008. Après une décennie de crises liées aux chocs pétroliers, nous avons bénéficié de vingt-cinq années sans crises majeures. Ce temps semble révolu. En quinze années seulement, l’économie française a été impactée par trois crises internationales majeures : financière (2008-2009), sanitaire (2020) et énergétique (2021-2022). À chaque fois, l’État a joué son rôle d’amortisseur, absorbant par un surcroît de dette publique une partie des conséquences pour limiter le coût pour les ménages et entreprises. Par exemple, lors de la crise énergétique, le gouvernement a mis en place un bouclier tarifaire certes coûteux pour les finances publiques, mais qui a permis de protéger les entreprises et les ménages de la hausse des prix de l’énergie et ainsi de soutenir la croissance et contenir l’inflation, comme nous le montrons dans un article à paraître (1).
Le vrai risque n’est pas une crise de dette souveraine à la grecque, mais l’incapacité d’agir lors de la prochaine crise économique. Le contexte international incertain doit inciter à reconstituer des marges budgétaires en réduisant le déficit public, pour que l’État préserve sa possibilité d’action future.
De l’urgence de choisir
Pour réduire le déficit, il faut affronter la difficile question du choix des dépenses à privilégier. Plusieurs solutions avancées visent à contourner cette question. La première solution, de facilité, invoque des dépenses « inutiles » à supprimer : agences d’État, réorganisations administratives. Ces économies,rarement chiffrées, sont d’une ampleur limitée face aux sommes nécessaires pour réduire durablement le déficit. La seconde solution, plus sérieuse, consiste à augmenter les prélèvements obligatoires, par exemple, par la mise en place d’une taxation sur les très grandes fortunes.
La réduction des inégalités est un objectif du progrès social. Il est tentant de concilier les deux objectifs : réduire le déficit en taxant le patrimoine des plus fortunés. Trois points sont à souligner. Premièrement, la France dispose déjà d’un puissant mécanisme de redistribution des 43 % des ménages les plus favorisés vers les 57 % les moins favorisés en tenant compte des transferts monétaires et en services publics. Elle affiche ainsi des inégalités plus faibles qu’ailleurs et qui progressent moins.
Un pari risqué
Deuxièmement, la mondialisation financière permet aux plus riches d’échapper à l’impôt par l’optimisation fiscale. Cette injustice rend le système fiscal régressif pour le 1 % des plus fortunés, tandis que les revenus du travail ont moins de possibilités d’évasion que ceux du capital. L’échelon international, ou du moins européen est pertinent pour résoudre ce problème. La France peut jouer un rôle moteur, mais ne devrait pas agir seule.
Troisièmement, bâtir une stratégie de réduction du déficit sur la seule taxation des grandes fortunes est insuffisant et risqué. Les estimations les plus favorables conduisent à vingt milliards d’euros de recettes supplémentaires, soit la moitié de l’effort nécessaire. Ces estimations comportent une marge d’incertitude importante pour des impôts nouveaux. La réaction prévisible des consommateurs à une hausse de TVA, est mieux connue que celle des grandes fortunes à un nouvel impôt sur leur patrimoine. Agir uniquement sur cette source fiscale serait un pari risqué.
Changer les priorités
Il faut donc accepter de devoir choisir parmi des dépenses qui ont toutes leur utilité et leur légitimité. Au vu des arbitrages récents, il convient d’inverser les priorités. Les décisions budgétaires ont protégé le pouvoir d’achat des retraités par exemple via l’indexation des pensions sur l’inflation, au détriment des autres dépenses publiques. Les retraités ne sont pas une catégorie économique homogène. Comme le reste de la population, elle est marquée par de fortes inégalités de revenus et de patrimoine. Il faut certes protéger les plus fragiles, qu’ils soient actifs ou retraités, mais au-delà, compte tenu des contraintes économiques, réallouer des dépenses des pensions de retraite vers les services publics présente une efficacité macroéconomique.
La priorité politique donnée à la préservation du pouvoir d’achat des retraités au cours des dernières années s’est traduite par un surcroît d’épargne dommageable à l’activité économique, pénalisée par la faiblesse de la consommation des ménages. Un euro de services publics soutient au contraire directement la demande à court terme et a un effet multiplicateur d’activité plus important que les dépenses en pensions de retraite.
Hiérarchiser les priorités
Investir dans l’éducation, la santé et la transition énergétique peut également être bénéfique à moyen terme par ses effets sur la productivité. Ces services publics sont aussi précieux pour la redistribution. Les travaux de l’Insee sur les comptes nationaux distribués montrent l’importance des transferts en nature dans le système français. Ne pas investir dans l’éducation et la santé dégraderait la qualité de ces services publics avec un risque d’amplification des inégalités, les ménages favorisés se tournant vers l’offre privée de ces services.
Accepter de hiérarchiser les priorités du progrès social, en raison de ces contraintes de court terme, ne signifie pas qu’il ne faille pas s’engager dans des projets visant à s’en libérer à long terme. À nouveau, plusieurs options sont possibles. La priorité est-elle de retrouver des gains de productivité, de changer le modèle de consommation ou de porter au niveau européen des projets d’harmonisation fiscale et de financements européens des dépenses publiques d’intérêt commun ?
Le débat est ouvert, le point essentiel est que les responsables politiques donnent des perspectives de progrès social intégrant ces différents horizons, les contraintes de court terme et les perspectives de long terme, pour répondre de manière crédible et cohérente aux attentes des citoyens.
(1) Langot, F., S. Malmberg, F. Tripier. & J.O. Hairault, 2025. The Macroeconomic and Redistributive Effects of the French Tariff Shield, Journal of Political Economy Macroeconomics, à paraître.
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Fabien Tripier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Quelles priorités pour le progrès social dans un environnement économique contraint – https://theconversation.com/quelles-priorites-pour-le-progres-social-dans-un-environnement-economique-contraint-266257
