Deepfakes et élections en Afrique : la prochaine grande menace démocratique ?

Source: The Conversation – in French – By Fabrice Lollia, Docteur en sciences de l’information et de la communication, chercheur associé laboratoire DICEN Ile de France, Université Gustave Eiffel

Les élections africaines, déjà marquées par des tensions récurrentes autour de la transparence et de la désinformation, pourraient bientôt entrer dans une nouvelle ère, celle des deepfakes. Ces vidéos et audios générés par intelligence artificielle, capables d’imiter la voix, le visage et les gestes d’une personne avec un réalisme troublant, déplacent la frontière de la manipulation politique.

S’ils prêtent parfois à sourire lorsqu’ils mettent en scène des célébrités dans des détournements humoristiques, leur usage en période électorale représente une menace sérieuse pour la stabilité démocratique. Aux États-Unis, en Inde ou encore en Slovaquie, les deepfakes ont déjà été mobilisés pour influencer l’opinion publique. La question centrale est donc très simple : l’Afrique est-elle prête à affronter ce nouvel outil de manipulation électorale ?

Chercheur en sciences de l’information et de la communication, j’étudie la circulation de l’information, la désinformation et les vulnérabilités communicationnelles en contexte de crise. L’émergence des deepfakes illustre ces tensions. En Afrique, où la jeunesse hyperconnectée domine l’électorat mais où la culture numérique reste inégale, le risque est particulièrement élevé. J’en propose ici une lecture info-communicationnelle appliquée aux élections africaines

Des précédents inquiétants à l’échelle mondiale

Les deepfakes ne sont plus une hypothèse futuriste. Ils ont déjà marqué des épisodes électoraux clés, offrant des leçons pour les pays africains.
En 2023, en Slovaquie, quelques jours avant les législatives, un deepfake audio circulant sur Facebook et Telegram attribuait à Michal Simecka, chef du parti pro-occidental progressiste slovaque, une conversation où il planifiait de ruser le scrutin. Ce contenu a semé le doute au profit du camp populiste de Robert Fico. Il s’agit du premier cas documenté en Europe où un deepfake aurait pesé sur un scrutin national.

En 2024 aux États unis lors de la primaire démocrate du New Hampshire, des électeurs reçurent un appel téléphonique deepfake imitant la voix de Joe Biden et incident à l’abstention. Ce qui illustre l’usage des deepfakes pour dissuader la participation électorale, ce qui constitue une attaque frontale contre la démocratie.

En 2024 en Inde, les élections générales de 2024 ont été marquées par une explosion de deepfakes. Ces vidéos et sons générés par intelligence artificielle (IA) ont été diffusés massivement par les réseaux sociaux. Des acteurs de Bollywood ou même des personnalités politiques décédées ont été mis en scène pour soutenir ou attaquer les candidats.

Ces cas montrent que les deepfakes ne visent pas seulement à convaincre, mais surtout à introduire le doute, brouiller les repères et miner la confiance.

Un terrain fertile en Afrique

Le continent africain compte aujourd’hui plus de 670 millions d’internautes, majoritairement jeunes. Whatsapp, Facebook et TikTok sont devenus les principales sources d’information politique. Dans ce contexte, plusieurs facteurs accentuent la vulnérabilité face aux deepfakes :

• Une faible culture de vérification : beaucoup d’utilisateurs partagent sans contrôler l’origine des contenus;

• Une viralité extrême : les messages et vidéos circulent rapidement dans les groupes fermés et sont difficiles à surveiller;

• Les institutions électorales sont contestées : la confiance citoyenne est fragile, ce qui confère une crédibilité accrue aux fausses informations.

Des signaux faibles apparaissent déjà :

Au Nigéria, en 2023, des inquiétudes ont émergé concernant la circulation de vidéos manipulées lors de la présidentielle.

Au Kenya, en 2022, TikTok et Facebook ont hébergé de nombreux contenus politiques manipulés, certains proches de techniques de falsification, dans le cadre de campagnes de désinformation.

L’Afrique se trouve donc dans une phase de vulnérabilité latente, réunissant tous les ingrédients pour que les deepfakes deviennent rapidement une arme politique.
À la différence des « fake news » classiques, les deepfakes tirent leur force de la synergie image/son créant une illusion sensorielle difficile à contester. Leur efficacité ne repose pas seulement sur la capacité à tromper, mais sur leur pouvoir de déstabilisation symbolique.

Ils peuvent ainsi créer un scandale contre un candidat, amplifier des clivages ethniques ou religieux et semer la confusion.

Cette érosion du contrat de vérité constitue une crise communicationnelle majeure qui fragilise les démocraties africaines déjà confrontées à des équilibres institutionnels précaires.

Une lecture info-communicationnelle

Les SIC permettent d’analyser ce phénomène sous un angle élargi. Trois axes sont particulièrement pertinents :

  • Tout d’abord, en termes de médiologie et de circulation des rumeurs, les deepfakes s’inscrivent dans une longue histoire des technologies de communication comme instruments de pouvoir. L’incertitude, le manque de transparence et l’opacité de certaines sphères d’information favorisent la prolifération de rumeurs, en particulier dans les contextes électoraux ou politiques.Les deepfakes ajoutent une couche technologique qui donne un vernis de crédibilité à la rumeur.

  • Ensuite, dans le cadre des logiques sociotechniques des plateformes, les algorithmes comme celui de TikTok privilégient les contenus sensationnels et polarisants. Dans ce système le deepfake devient une arme algorithmique amplifiée par l’économie de l’attention.

  • Enfin, on constate que dans un contexte africain marqué par des fractures linguistiques, éducatives et technologiques, la réception des deepfakes varie fortement. La culture numérique inégale favorise des appropriations différenciées, accentuant les asymétries de compréhension.

De nombreuses pistent émergent, mais leur mise en œuvre reste complexe :
Google, Meta ou Microsoft développent des outils capables d’identifier les contenus synthétiques. Mais ces technologies de détection restent coûteuses et rarement accessibles aux médias africains.

Des initiatives comme Africa Check jouent un rôle crucial en terme de médias et fact-checking, mais elles sont sous-dimensionnées face à la masse d’informations manipulées.

D’un point de vue juridique, certains pays africains légifèrent contre les fake news comme le Ghana ou l’Ouganda, mais il est à craindre que ces lois, dont l’encadrement est discutable, risquent de servir la censure politique plutôt que la protection citoyenne. Une approche panafricaine via l’Union Africaine ou les communautés régionales offrirait plus de crédibilité.

Former les jeunes et les moins jeunes à repérer, vérifier et questionner les contenus constitue un investissement démocratique stratégique. Les programmes scolaires universitaires, l’éducation aux médias, qui sont les leviers à long terme doivent intégrer la littérature numérique et médiatique comme compétences civiques.

Vers une souveraineté numérique africaine ?

La menace des deepfakes invite aussi à réfléchir à une souveraineté numérique africaine. L’Afrique ne peut pas dépendre uniquement des géants technologiques occidentaux pour sécuriser son espace informationnel. Le développement de laboratoires panafricains de recherche et de détection associés à des initiatives de société civile pourrait constituer une réponse endogène.

En outre, la coopération Sud-Sud ( par exemple entre l’Inde et certains pays africains) pourrait favoriser l’échange de solutions techniques et pédagogiques. Car il ne s’agit pas seulement de contrer la manipulation, mais aussi de bâtir une culture numérique partagée, capable de redonner confiance aux citoyens.

Les cas en Slovaquie, en Inde, aux États-Unis montrent que les deepfakes sont déjà une arme électorale redoutable. En Afrique, leur introduction dans le jeu politique n’est plus qu’une question de temps.

Mais la menace ne se réduit pas à une technologie. Elle révèle une vulnérabilité communicationnelle plus profonde qui se caractérise par une crise de confiance minant la légitimité démocratique. L’enjeu n’est donc pas uniquement de détecter les deepfakes, mais bien de reconstruire un rapport de vérité entre gouvernés et gouvernants.

Former les citoyens, renforcer les médias, développer une recherche locale et promouvoir une régulation panafricaine sont autant de pistes pour affronter ce défi. Car au-delà de la technique, c’est la capacité de l’Afrique à protéger l’intégrité de ses choix démocratiques qui est en jeu.

The Conversation

Fabrice Lollia does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

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