Source: The Conversation – France (in French) – By Vincent Berthet, Associate professor, Université de Lorraine
Trop souvent encore, le recrutement est considéré comme une affaire d’intuition à rebours de toutes les études montrant que la performance des entreprises aurait tout à gagner d’une démarche rationnelle. Il est urgent d’en finir avec cette idée fausse et dommageable à l’entreprise, dans un contexte où les bons candidats sont très demandés.
L’entretien est de loin la méthode de recrutement la plus utilisée pour évaluer les candidats. Dans sa forme traditionnelle, il s’agit d’un échange libre entre le recruteur et le candidat, où l’intuition et la subjectivité du recruteur jouent un rôle central. Beaucoup de recruteurs pensent que le fait de pouvoir exercer leur intuition est un atout, mais la recherche montre que ce n’est pas le cas.
Les limites de l’entretien d’embauche traditionnel
Évaluer les candidats de manière subjective ouvre la porte aux biais cognitifs. Par exemple, l’appréciation d’un candidat sur une caractéristique précise (comme son apparence physique) tend à s’étendre à d’autres dimensions (professionnalisme, intelligence, etc.), un phénomène appelé « effet de Halo ». Les recherches montrent également que la première impression du recruteur, formée dans les toutes premières minutes, influence fortement la suite de l’entretien. Par le biais de confirmation, le recruteur aura alors tendance, consciemment ou non, à orienter ses questions de manière à conforter cette première impression.
Le caractère subjectif de l’entretien traditionnel renvoie aussi au fait que le recruteur choisit librement ses questions, ce qui est doublement problématique : les questions posées n’évaluent pas nécessairement les caractéristiques pertinentes pour le poste, et elles ne sont pas les mêmes pour tous les candidats, ce qui rend toute comparaison entre eux en principe non valable.
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Le problème suprême
Une autre forme d’entretien permet d’évaluer les candidats de façon plus objective : l’entretien structuré. Il s’agit d’identifier les compétences – techniques et comportementales – à évaluer (par exemple, la capacité à manager une équipe) à partir d’une analyse du poste, de définir les questions à poser pour évaluer chaque compétence (« Parlez-moi d’une fois où vous avez géré un conflit entre deux personnes de votre équipe »), et de définir des critères objectifs pour évaluer les réponses des candidats aux questions. Ces informations prennent la forme d’une grille d’entretien qui guide et limite la subjectivité du recruteur.
Depuis plus d’un siècle, les travaux en psychologie du travail et des organisations ont tenté d’identifier les méthodes de recrutement les plus prédictives de la performance professionnelle, une question qualifiée de « problème suprême » par les chercheurs dès 1917.
La dernière méta-analyse sur le sujet date de 2022 et ses résultats sont sans appel . Le jugement subjectif du recruteur à l’issue d’un entretien traditionnel corrèle seulement à 0.19 avec la performance professionnelle, soit bien moins que l’évaluation issue d’un entretien structuré (0.42). Celui-ci est d’ailleurs la méthode la plus prédictive de la performance professionnelle.

Un décalage entre la pratique et la recherche
La supériorité de l’entretien structuré sur l’entretien traditionnel illustre une réalité contre-intuitive : dans le recrutement, moins de subjectivité est synonyme de plus d’efficacité et plus d’équité. Pourtant, beaucoup de recruteurs professionnels sont peu enclins à abandonner l’entretien traditionnel, pour deux raisons principales.
D’une part, ils se disent : « J’ai toujours recruté comme ça, et je vois bien que ça marche. » En réalité, un recruteur qui observe l’effet de ses pratiques dans ses propres recrutements et « qui voit bien que ça marche » court un grand risque de se leurrer. Par exemple, les médecins qui pratiquaient la saignée invoquaient eux aussi la preuve par l’expérience, avant que cette pratique ne tombe en désuétude au XVIIᵉ siècle, avec les progrès scientifiques. Pierre Brissot, professeur émérite de médecine, souligne que l’on doit tirer de l’histoire de la saignée « une évidente leçon d’humilité, cette histoire démontrant, s’il en était besoin, que l’intime conviction ne peut se substituer à la preuve ».
D’autre part, de nombreux recruteurs surestiment leur capacité à repérer les talents par l’intuition, et l’entretien traditionnel leur permet d’exercer cette capacité. Dans son livre La diversité n’est pas ce que vous croyez ! (2025), Olivier Sibony raconte qu’à l’issue d’une conférence sur les biais cognitifs qu’il venait de donner à un groupe de professionnels des ressources humaines, la DRH d’une grande entreprise française était venue lui dire : « Excellente présentation. Vraiment très intéressant. Mais moi, vous savez, dès que le candidat sort de l’ascenseur, je vois tout de suite s’il va faire l’affaire. »
Ces croyances profondément ancrées expliquent la surutilisation persistante de l’entretien traditionnel en dépit de l’évidence scientifique. Comme le soulignent Bruchon-Schweitzer et Laberon :
« [I]l semble bien que les pratiques de recrutement, notamment en France, soient dictées par des impératifs étrangers à la science comme à la déontologie. L’impact des recherches (études de validité, notamment) sur les pratiques semble minime et le décalage entre praticiens et chercheurs est particulièrement aigu en France. »
Pour un recrutement fondé sur des preuves
À l’instar de la médecine ou encore de l’éducation, le recrutement gagnerait à encourager des pratiques fondées sur des preuves. Une telle approche permet aux recruteurs d’utiliser les méthodes qui sont les plus valides, mais également celles qui sont les plus équitables dans la sélection des candidats.
L’équité d’une méthode de sélection, c’est-à-dire sa capacité à ne pas discriminer les candidats et donc à garantir un recrutement inclusif, est un critère devenu central dans le recrutement. Là aussi, la recherche fournit des enseignements précieux. Les entretiens structurés, les tests de connaissances professionnelles et les questionnaires biographiques figurent parmi les méthodes les plus prédictives, tout en étant peu discriminantes. Ces méthodes allient donc validité et équité, ce qui devrait les rendre particulièrement pertinentes pour les recruteurs.
Le recrutement fondé sur des preuves n’est pas une lubie académique. Dans son livre Work Rules!, l’ancien DRH de Google Laszlo Bock explique comment il a remodelé le processus de recrutement chez Google suivant cette approche. Par exemple, pour répondre à la question « Quelles méthodes permettent le mieux de prédire la performance future des candidats ? », il s’est tourné vers les résultats de la recherche :
« Quelles techniques d’évaluation utilisons-nous ? L’objectif de notre processus d’entretien est de prédire la performance des candidats une fois qu’ils auront intégré l’équipe. Nous atteignons cet objectif en suivant ce que dit la science : en combinant des entretiens structurés comportementaux et situationnels avec des évaluations des aptitudes cognitives, du caractère consciencieux, et du leadership »_.
L’approche fondée sur des preuves reflète l’objectif pragmatique de déterminer ce qui fonctionne réellement. Elle s’est imposée en médecine et progresse dans l’éducation comme dans les politiques publiques. Pourquoi ne devrait-elle pas aussi s’appliquer au recrutement ? Car recruter, ce n’est pas miser sur l’intuition, mais s’appuyer sur des méthodes dont l’efficacité est démontrée par la recherche.
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Vincent Berthet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Réduire les biais cognitifs dans le recrutement : pour une pratique fondée sur des preuves – https://theconversation.com/reduire-les-biais-cognitifs-dans-le-recrutement-pour-une-pratique-fondee-sur-des-preuves-264382
