De la créativité à la « crédation » : quand les créatifs détruisent la planète

Source: The Conversation – France (in French) – By Sylvain Bureau, Professeur – Directeur Chaire Improbable by Galeries Lafayette, ESCP Business School

Présentée comme clé du développement, qu’il soit personnel ou économique, la créativité alimente aussi la destruction de nos écosystèmes. Une destruction pas toujours créatrice. Ce paradoxe a besoin d’un nom : la « crédation ». L’issue de ce dilemme est aussi un paradoxe : être moins créatif pour créer davantage.


La créativité est partout : dans les discours politiques, économiques et académiques. Le mot est si omniprésent qu’il paraît impensable d’imaginer un monde sans lui. Pourtant le terme a pris son essor aux États-Unis avec la Seconde Guerre mondiale et ne se diffuse vraiment qu’à partir des années 1950. Le déclencheur : la nécessité d’innover à marche forcée pour répondre aux défis militaires et économiques.

Si l’ancrage du concept est d’abord psychologique, avec les travaux de Paul Guilford (1897-1987), qui lancent véritablement les travaux académiques sur la créativité. Dans le contexte de la guerre froide et de l’expansion capitaliste, la créativité devient une arme stratégique. Elle se définit alors comme « faire du nouveau », mais du nouveau utile au système. C’est bien cette double capacité de créer des idées originales et utiles qui est retenue par Teresa Amabile, une chercheuse de Harvard, qui fait référence aujourd’hui sur la question.

« Destruction créatrice »

Cette alchimie de l’originalité et de l’utilité devient alors le moteur du processus de « destruction créatrice », au cœur de la dynamique capitaliste selon Joseph Schumpeter (1883-1950) : des innovations de rupture, portées par la créativité, émergent et balaient les acteurs en place en reléguant leurs solutions devenues obsolètes. L’obsolescence est ici programmée par le système lui-même, un système nourri de créativité.




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Le vocable « créativité » commence à apparaître timidement en français dans les années 1950, notamment chez Bachelard dans la Poétique de l’espace (1957), avant d’entrer dans le dictionnaire le Robert en 1970. Progressivement, il s’impose et révèle une tension féconde : d’un côté, la noblesse de la création artistique, geste désintéressé qui ouvre de nouveaux imaginaires ; de l’autre, l’obsession utilitariste de l’innovation, orientée vers l’optimisation et la productivité. La créativité devient ainsi le lieu d’une hybridation entre l’art et l’efficacité, fusion singulière de l’inspiration poétique et de l’impératif économique. Comme l’ont montré Luc Boltanski et Ève Chiapello dans le Nouvel Esprit du capitalisme (1999), l’économie moderne récupère les notions de liberté et d’imagination portées par l’art pour les mettre au service de la compétitivité.

Résultat : une explosion de la production et de la consommation, une augmentation de l’espérance de vie – en France, l’espérance de vie atteint péniblement la cinquantaine au début du XXe siècle, quand on dépasse les 80 ans aujourd’hui – et un progrès technique sans équivalent historique, largement financé par des budgets militaires massifs. Mais cette puissance a aussi un revers.

La créativité, moteur de destruction

Le constat actuel est sans appel : la créativité détruit plus qu’elle ne crée. Si, en 1870, Jules Verne soulignait dans son roman Vingt mille lieues sous les mers, que « le pouvoir créateur de la nature est bien au-delà de l’instinct de destruction de l’homme », force est de constater que la puissance créatrice de l’être humain est en train de détruire nos milieux de vie naturels.

Aujourd’hui, le lien est tangible. La créativité alimente le dérèglement climatique, l’effondrement de la biodiversité et la pollution globale des écosystèmes (voir le rapport du Giec 2023 ou les travaux de Johan Rockström sur les « limites planétaires »). Une étude récente a même démontré que plus les entrepreneurs sont créatifs, plus ils ont tendance à développer des comportements destructeurs pour la nature via leurs activités.

Dans un tel contexte, il devient alors difficile de maintenir un mot aux connotations si positives pour désigner un processus qui, concrètement, contribue à l’effondrement écologique.

De la créativité à la « crédation »

Pour nommer ce basculement, je propose un néologisme : « crédation ». Ce terme conjugue « créativité » et « déprédation ». La déprédation, mot du XIVe siècle issu du bas latin depraedatio (« pillage »), désigne les destructions opérées par les humains ou par des espèces invasives. Le tourisme de masse produit des déprédations, tout comme les criquets pèlerins qui ravagent les cultures.

Chaque touriste n’a pas la possibilité de déstabiliser le site visité, tout comme chaque criquet est inoffensif, mais la cumulation de la même action produit une destruction du milieu d’origine avec des effets de déstabilisation sur le plan à la fois naturel et social.

La créativité moderne se fait toujours plus crédative : elle se présente comme moteur du progrès, mais engendre en réalité une destruction des équilibres écologiques et sociaux. Inventer un nouveau packaging fait de plastique n’est pas de la créativité, c’est de la crédation. Réaliser une publicité qui incite à acheter toujours plus de produits qui génèrent plus d’impact carbone, ce n’est pas créatif, c’est crédatif.

France Culture 2019.

Alors que faire ?

Si la créativité pose problème, comment relever les défis du XXIᵉ ; siècle ? La solution réside moins dans le fait « d’être créatif » que dans le fait de créer. La nuance est décisive.

L’histoire de l’art nous l’enseigne : les artistes ne cherchent pas l’utilité productiviste, mais la création de formes improbables capables, parfois, de transformer les systèmes de valeur. Les cubistes, par exemple, ont bouleversé les critères d’évaluation de la peinture : la perspective, critère dominant depuis la Renaissance, cessait d’être pertinente.

Une toile cubiste n’est ni plus utile ni moins utile qu’une toile impressionniste. Elle invente d’autres mondes. C’est précisément ce que le philosophe Hartmut Rosa appelle une « résonance » (Résonance. Une sociologie de la relation au monde, 2018) : créer des liens nouveaux avec le monde plutôt que d’optimiser la maîtrise technique de ce qui existe. Or, à l’inverse, la quête d’utilité nourrit mécaniquement le système existant, et donc la spirale de destruction.

Imaginer d’autres performances

Le véritable défi est donc d’activer des mécanismes de création a priori non utiles, capables de redéfinir ce que nous entendons par performance et progrès. Dans l’art, il est possible d’apprécier tout à la fois une sculpture grecque antique, exaltant une beauté idéale, et Fontaine (1917), de Marcel Duchamp, simple urinoir renversé devenu œuvre d’art, dont la force vient de sa puissance critique sur la fabrique du jugement esthétique. La société pourrait apprendre de cette pluralité des régimes de valeur.

Il ne s’agit pas de supprimer la créativité, mais de sortir du monologue où elle est présentée comme unique horizon. Quand la créativité devient une arme de destruction massive, il faut la nommer « crédation ». Et lorsqu’il est urgent d’interroger les valeurs dominantes, il faut agir comme les artistes d’avant-garde : inventer d’autres critères de performance, d’autres manières d’habiter le monde.

The Conversation

Sylvain Bureau a reçu des financements du Groupe Galeries Lafayette (cf. Chaire Improbable)

ref. De la créativité à la « crédation » : quand les créatifs détruisent la planète – https://theconversation.com/de-la-creativite-a-la-credation-quand-les-creatifs-detruisent-la-planete-263692