Source: The Conversation – France (in French) – By Marie Janot Caminade, Docteure en science politique, chercheuse à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Comment concilier le désir de réussir une carrière scientifique avec un projet de maternité ? Alors que l’accès à un poste stable dans le domaine de la recherche ressemble à un parcours d’obstacles, ce dilemme expose les jeunes docteures à des souffrances qui témoignent d’une forme de violence symbolique. Explications à partir d’une enquête de terrain.
En 2024, Emmanuel Macron a affirmé la nécessité d’un « réarmement démographique » pour contrer la baisse de la natalité en France. En réaction, les associations féministes ont dénoncé – à juste titre – une tentative de réappropriation du corps des femmes par le pouvoir politique. Elles rappellent ainsi un slogan féministe des années 1970 : « Mon corps, mon choix. »
En plus de correspondre à un retour en arrière dangereux pour les droits des femmes, la déclaration du président nie l’existence de réalités socioéconomiques et professionnelles particulières. C’est ce que montre l’enquête que j’ai menée auprès d’une quinzaine de chercheuses non titulaires de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) à propos de leur désir d’enfant.
Nos entretiens révèlent à quel point la précarité économique, l’instabilité professionnelle, l’incertitude de la titularisation, le surmenage et l’anxiété que ces jeunes femmes peuvent vivre sont des obstacles à leur projet de maternité et, par conséquent, à leur pleine liberté de disposer de leurs corps.
Une femme et une chercheuse totales
En tant que femmes, la société incite les doctorantes et jeunes docteures à être performantes à tous les niveaux. Elles doivent être des « femmes totales », à savoir des professionnelles efficaces, des conjointes attentives et des mères dévouées. Dans cet idéal, la maternité est effectivement présentée comme une condition de l’épanouissement des femmes.
En tant que non titulaires, les jeunes chercheuses vivent l’injonction à devenir des femmes totales dans un cadre professionnel particulièrement contraignant. Depuis les années 1980, les choix politiques opérés précarisent le personnel universitaire. Comme en témoigne Thomas Porcher dans le Vacataire (2025), ces décisions ont des conséquences très concrètes sur les jeunes chercheuses et chercheurs : elles les incitent à travailler beaucoup, souvent à titre gratuit. Dans l’espoir d’être un jour titularisés, ils et elles doivent produire une excellente thèse, participer à des événements scientifiques, écrire des articles, enchaîner les cours en vacation et développer leur réseau auprès des titulaires de l’ESR.
Si certaines et certains bénéficient de contrats à durée déterminée (doctoraux ou post-doctoraux), d’autres sont au chômage ou exercent un travail alimentaire à côté de leurs activités de recherche effectuées à titre gratuit.
Or, les doctorantes ou jeunes docteures ont-elles les mêmes possibilités que les hommes à devenir des chercheuses totales quand elles doivent en plus répondre à l’injonction à devenir des femmes totales ? Pour Maya, jeune docteure en sciences humaines et sociales (SHS), la réponse est claire :
« Il est évident que les processus de titularisation dans l’ESR (du moins en SHS) sont favorables aux hommes, alors même qu’il y a plus de femmes doctorantes dans ces matières. À mon sens, il faudrait comparer le temps moyen qu’une femme peut accorder à la recherche quand elle se tape chez elle la plupart des tâches domestiques, voire parentales quand elle est mère, et le temps dont dispose un homme. »
Si Maya verbalise les inégalités entre les hommes et les femmes non titulaires de l’ESR, les autres femmes qui ont un désir d’enfant semblent les avoir intériorisées sans y faire explicitement référence. Cela est particulièrement le cas des femmes en fin de thèse ou qui viennent de soutenir celle-ci en SHS ou en lettres. Selon un rapport du Sénat – un peu daté (2001) –, l’âge médian en fin de doctorat dans ces disciplines se situe autour de 29,9 ans. Cet âge s’approche de l’âge moyen des femmes au premier enfant en France, estimé à 29,1 ans.
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À cette étape de la carrière des doctorantes ou jeunes docteures, les injonctions à devenir une femme et une chercheuse totales entrent alors en contradiction. Celles qui ont un projet de maternité se retrouvent face à un dilemme, vécu généralement avec angoisse : doit-on attendre d’être titularisée pour avoir un enfant ou concrétiser ce projet avant la titularisation ?
Avoir un enfant : se lancer ou patienter
Certaines doctorantes et jeunes docteures, que je nomme les « patientes », choisissent de reporter leur projet de maternité jusqu’à la titularisation. Pour elles, la maternité pourrait être un frein à la productivité attendue dans le monde universitaire et scientifique. Leur raisonnement est stratégique : elles souhaitent d’abord obtenir une position professionnelle solide pour accueillir ensuite un enfant.
Néanmoins, cette patience peut devenir une véritable source de souffrance. Le témoignage de Jeanne, docteure en science politique depuis 2020, toujours en attente de sa titularisation, l’illustre bien. La jeune femme explique l’angoisse qu’elle ressent du fait des injonctions à devenir une femme et une chercheuse totales :
« Quand j’étais en thèse, j’avais ce désir d’enfant très très fort. J’étais en couple depuis quatre ans avec un homme qui voulait aussi un enfant. On en parlait sérieusement, mais je préférais attendre d’être recrutée. Maintenant, je vais avoir 36 ans, je suis sans mec, car nous nous sommes séparés il y a peu. Je suis toujours sans poste et sans garantie d’en avoir un, un jour. Ça me déprime, car j’ai l’impression d’avoir loupé le coche aussi bien dans ma vie professionnelle que personnelle. »
À l’inverse des « patientes », certaines jeunes chercheuses choisissent d’avoir un enfant en fin de thèse. Je les surnomme ici « celles qui se lancent ». Leur logique repose sur ce qu’elles qualifient de « lucidité » : leur carrière académique étant précaire et incertaine, elles pensent qu’il est illusoire d’attendre le bon moment pour avoir un enfant.
La maternité devient ainsi un projet qu’elles décident de ne plus différer. Dans certains cas, ce projet apparaît même comme un moyen de trouver une forme de stabilité que le monde universitaire ne leur garantit pas, à l’image de l’investissement accru des vacataires dans leurs relations de couple, décrit par Thomas Porcher. Doctorante en psychologie, Célia affirme :
« Depuis que je suis devenue mère, je me dis qu’il y a au moins un truc dans ma vie qui ne changera pas. »
Malgré cela, concrétiser son projet de maternité ne se fait pas sans crainte. Les femmes qui se lancent redoutent d’être perçues comme « moins investies » ou comme ayant « trahi » leur engagement scientifique. Ces angoisses sont alimentées par des récits ou des rumeurs bien connus dans l’ESR. Élodie me raconte ainsi :
« J’avais ultra peur d’annoncer ma grossesse à mon directeur de thèse. J’avais peur qu’il croie que je cherchais un prétexte pour gagner du temps. Dans mon labo, une fille avait été blacklistée parce qu’elle était enceinte. Il y a des gens qui disaient qu’elle avait fait exprès pour repousser sa soutenance. »
Violence symbolique et genrée
Enfin, un troisième groupe de jeunes chercheuses – que je qualifie d’« hésitantes » – se situe entre celles qui se lancent et les patientes. Leur hésitation se traduit dans leurs corps : certaines arrêtent la contraception, tombent enceintes puis choisissent d’avorter. Cela a été mon cas, mais aussi celui d’une doctorante que j’ai rencontrée. Celle-ci me confie avoir vécu trois interruptions volontaires de grossesse au cours de sa thèse :
« J’avais très envie d’un enfant. Dès que je tombais enceinte, j’étais heureuse comme tout. Mais mon entourage me dissuadait sans cesse : “Attends la fin de ta thèse, ce sera trop compliqué avec un enfant. Tu vas avoir trop de trucs à faire, c’est impossible”… À chaque fois, je me suis laissée convaincre que c’était en effet la meilleure des solutions et puis, au bout de la troisième fois, à 32 ans, j’ai dit “Stop”. Merde, j’ai le droit de faire ce que je veux de mon corps : dans les autres milieux pros, les femmes se sentent-elles aussi obligées d’avorter pour continuer à faire du travail gratos ? »
Le dilemme entre carrière scientifique et désir d’enfant ne se résout jamais facilement. Il témoigne d’une forme de violence symbolique et genrée que subissent les doctorantes et docteures non titulaires du fait des injonctions à devenir des chercheuses et des femmes totales. Ce dilemme se manifeste à travers ce qu’elles définissent dans tous les cas (désir d’enfant concrétisé, reporté ou avorté) comme des sacrifices « douloureux ».
Cet article n’a pas pour vocation de révéler les inégalités de genre que subissent les femmes de l’ESR qui sont ou qui aspirent à devenir mères. Il s’agit bien là de mettre au jour les obstacles que rencontre l’ensemble des femmes de l’ESR, peu importe si elles ont un désir d’enfant ou non.
En effet, pourquoi le projet de maternité est-il vécu par les femmes comme un potentiel obstacle à leur carrière académique, là où la paternité des jeunes chercheurs l’est moins ? Sans doute parce que les inégalités genrées qui sévissent dans la société se répercutent dans l’ESR, secteur déjà très fragilisé par la précarité.
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Marie Janot Caminade ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Le désir de maternité des jeunes chercheuses face à la précarité : se lancer, reporter ou avorter ? – https://theconversation.com/le-desir-de-maternite-des-jeunes-chercheuses-face-a-la-precarite-se-lancer-reporter-ou-avorter-261714
