L’écriture inclusive, une arme contre les stéréotypes de genre

Source: The Conversation – in French – By Benjamin Storme, Professeur assistant en linguistique française, Leiden University

L’écriture inclusive vise une égalité des représentations entre femmes et hommes. Mais face à la diversité des options proposées, quelle stratégie adopter ? Une étude récente montre que les formulations rendant visibles à la fois le masculin et le féminin – comme « étudiants et étudiantes » – sont les plus efficaces pour réduire les stéréotypes de genre.


La réduction des inégalités femmes-hommes est un des objectifs affichés des politiques publiques contemporaines. Diverses mesures ont été prises en France dans ce but au cours des dernières décennies, qu’il s’agisse des lois sur l’égalité salariale ou plus récemment de la mise en place du congé paternité ou des programmes de sensibilisation aux stéréotypes de genre.

À côté de ces mesures sociales, des recherches suggèrent que même des actions aussi simples en apparence que l’utilisation de l’écriture inclusive peuvent également jouer un rôle, en offrant une représentation plus équilibrée des femmes et des hommes dans la langue.

Souvent réduite au point médian (« étudiant·e·s ») ou au pronom « iel », sujets de vifs débats ces dernières années, l’écriture inclusive correspond en réalité à une pluralité de stratégies, incluant les doublets (« étudiants et étudiantes »), les contractions avec parenthèses (« étudiant(e)s »), les noms invariables en genre (« une personne »), l’accord de proximité, etc. Cette diversité soulève la question suivante : y a-t-il une stratégie qui permettrait une meilleure parité entre les femmes et les hommes et qui serait donc à privilégier ?

Le problème du masculin générique

Avant d’aborder cette question, il faut revenir aux motivations de l’écriture inclusive. En français, on utilise traditionnellement des mots masculins pour décrire un groupe mixte – une règle qui peut être résumée par la célèbre formule « le masculin l’emporte sur le féminin ». Par exemple, une offre d’emploi visant indifféremment des femmes et des hommes sera typiquement écrite au masculin : « Nous recherchons des étudiants pour de l’aide aux devoirs. »

En théorie, cet usage dit « générique » du masculin devrait être neutre, c’est-à-dire désigner aussi bien des femmes et des hommes. C’est d’ailleurs ce qu’affirment un certain nombre de linguistes, comme Claude Hagège dans une tribune parue dans le Monde, en 2017.

Cependant, de nombreuses études en psycholinguistique montrent que la forme masculine oriente l’interprétation vers les hommes, non seulement en français, mais aussi dans d’autres langues comme l’anglais, l’allemand ou l’espagnol. Ainsi les lecteurs et lectrices de l’annonce cherchant des étudiants pour l’aide au devoir s’imagineront plus volontiers que cette annonce s’adresse à des hommes qu’à des femmes. On parle alors d’un biais masculin.

Des études montrent également que ce biais masculin ne se limite pas à l’interprétation du texte, mais a des conséquences tangibles sur les lectrices, réduisant leur intérêt pour ces annonces ainsi que leur aptitude à se projeter dans le métier correspondant.

L’écriture inclusive, une diversité de stratégies

C’est pour répondre à ce défaut de représentativité des femmes dans l’utilisation du masculin générique que l’écriture inclusive a été proposée. Comme on l’a vu plus haut, l’écriture inclusive correspond à une diversité de stratégies. Derrière cette multitude, on peut dégager deux grandes catégories, la féminisation et la neutralisation, que l’on trouve en français comme dans d’autres langues (l’anglais ou l’allemand).

La féminisation consiste à rendre le genre féminin visible, en présentant systématiquement les formes masculines et féminines des mots pour évoquer un groupe mixte. Il peut s’agir de doublets (« étudiants et étudiantes ») ou d’abréviations, comme le point médian (« étudiant·e·s ») ou les parenthèses (« étudiant(e)s »).

La neutralisation est au contraire une stratégie d’invisibilisation du genre. On utilise une forme qui n’a pas de genre grammatical (élève) ou dont le genre grammatical est invariable (des personnes, le groupe). Dire « les élèves » à la place de « les étudiants » permet ainsi d’éviter d’indiquer explicitement le genre du nom. La neutralisation consiste donc à régler le problème du genre dans la langue en l’éliminant, suivant ainsi le modèle de la plupart des langues du monde, qui n’ont pas de genre grammatical.

Approche expérimentale

S’il est bien établi que féminisation et neutralisation offrent une meilleure représentation des femmes que le masculin générique, il reste à déterminer laquelle de ces deux stratégies est la plus inclusive.

Les recherches portant sur cette question en français sont assez récentes et les résultats diffèrent d’une étude à l’autre.

Ces études antérieures se focalisent sur des noms qui ne sont pas socialement stéréotypés en genre, comme « étudiant ». Mais que se passe-t-il quand le nom désigne une activité stéréotypiquement masculine, comme « ingénieur/ingénieure », ou stéréotypiquement féminine, comme « esthéticien/esthéticienne » ?

Notre article de recherche teste l’hypothèse selon laquelle rendre visible le genre par la féminisation permet de mieux contrer ces stéréotypes. Cette hypothèse s’appuie sur l’idée que la présence des deux genres impliquée par la féminisation (étudiants et étudiantes) force une interprétation plus proche de la parité, là où l’absence d’information de genre dans le cas de la neutralisation (élèves) laisserait au contraire les stéréotypes guider l’interprétation.

L’article adopte une approche expérimentale pour tester cette hypothèse. L’étude établit d’abord les stéréotypes de genre associés à diverses activités connues pour être plutôt stéréotypées masculines (ingénierie, pilote d’avion, etc.), féminines (soins de beauté, baby-sitting, etc.), ou neutres (public d’un spectacle, skieur/skieuse, etc.).

Pour ce faire, 90 personnes lisent des annonces invitant à rejoindre un groupe pratiquant ces activités, présentées sous la forme d’un verbe (travailler dans l’ingénierie, faire du ski, etc.). Les sujets doivent indiquer la proportion de femmes dans le groupe visé par l’annonce, ce afin d’établir un score de stéréotype pour chacune de ces activités.

Ensuite 90 autres personnes sont invitées à lire les mêmes annonces, mais présentées cette fois avec des noms plutôt que des verbes : (i) les formes masculines (les ingénieurs) et les deux formes d’écriture inclusive concurrentes, (ii) la féminisation, avec les formes doubles (les ingénieurs et ingénieures), et (iii) la neutralisation, avec les formes invariables en genre (l’équipe d’ingénierie). Les sujets doivent là aussi indiquer la proportion de femmes dans le groupe visé par l’annonce. On compare ensuite les scores des deux études afin d’établir comment différentes stratégies d’écriture interfèrent avec les stéréotypes.

Rendre le genre visible réduit les stéréotypes

Les résultats confirment que les deux stratégies d’écriture inclusive (féminisation et neutralisation) permettent de contrecarrer le biais masculin des masculins génériques, avec des proportions de femmes plus élevées indiquées par les sujets.

Le résultat le plus intéressant concerne la comparaison entre féminisation et neutralisation. Les sujets indiquent des proportions de femmes plus proches de la parité (50 %) pour les annonces présentées avec la féminisation (ingénieur et ingénieure) que pour les annonces présentées avec la neutralisation (équipe d’ingénierie).

Avec la neutralisation, les stéréotypes influencent fortement l’interprétation. Par exemple, les sujets ont tendance à répondre qu’un poste en ingénierie vise plutôt des hommes et un poste dans les soins de beauté plutôt des femmes. En revanche, avec la féminisation, cet effet est atténué, permettant des associations non stéréotypées : les sujets imaginent plus volontiers qu’un poste d’ingénieur ou d’ingénieure est destiné aux femmes et qu’un poste d’esthéticien ou esthéticienne est destiné aux hommes. Bien que nos résultats ne portent que sur les doublets (ingénieur et ingénieure), il est probable que l’on puisse généraliser à d’autres stratégies de féminisation comme le point médian (« ingénieur·e »), dans la mesure où les études récentes comparant ces différents types de féminisation ne trouvent pas de différence entre elles.

Ces résultats ont des implications importantes. Ils signifient que la féminisation peut bénéficier non seulement aux femmes mais aussi aux hommes, en leur rendant plus accessibles les activités associées de manière stéréotypée au sexe opposé. Pour lutter contre les stéréotypes, mieux vaut donc rendre visible le genre, avec les doublets (étudiants et étudiantes) ou les formes contractées (étudiant·e·s), que de le masquer.

The Conversation

Benjamin Storme a reçu des financements de l’Université de Leyde et de la NWO (Organisation Néerlandaise pour la Recherche Scientifique) pour d’autres projets de recherche.

Martin Storme a reçu des financements de l’ANR pour d’autres projets de recherche.

ref. L’écriture inclusive, une arme contre les stéréotypes de genre – https://theconversation.com/lecriture-inclusive-une-arme-contre-les-stereotypes-de-genre-264283