Source: The Conversation – France in French (3) – By Kevin Rocheron, Doctorant en civilisation britannique, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3
La lourde défaite du Parti conservateur aux législatives de l’été 2024 a entraîné une recomposition politique au Royaume-Uni, les travaillistes au pouvoir considérent désormais que leur premier adversaire est le parti d’extrême droite Reform UK. C’est dans ce contexte qu’intervient l’essor du nationalisme en Angleterre.
Ces dernières semaines ont été marquées par une spectaculaire multiplication du nombre de drapeaux accrochés et brandis dans l’espace public en Angleterre. La croix de saint Georges, emblème de l’Angleterre, et l’Union Jack, drapeau britannique, ont occupé les lampadaires, les boîtes aux lettres, les ponts d’autoroute voire des ronds-points ou des passages piétons repeints aux couleurs nationales. La présence de ces symboles a culminé le 13 septembre, lorsque près de 110 000 personnes se sont rassemblées à Londres pour participer à la marche « Unite the Kingdom », organisée à l’initiative de Tommy Robinson, figure controversée de l’extrême droite britannique.
Traditionnellement, le drapeau britannique est hissé lors d’événements militaires ou monarchiques. La croix de saint Georges, quant à elle, n’apparaît que lors de grandes compétitions sportives, lorsque l’Angleterre joue en tant que nation. Mais depuis l’été dernier, le drapeau a quitté les stades pour investir le quotidien et le champ politique, transformant ce symbole national en enjeu identitaire.
Le déclencheur fut l’appel du collectif Weoley Warriors à une opération d’affichage de drapeaux, finançant et hissant des centaines de bannières sur le mobilier urbain. Leur mot d’ordre : « Une population fière est une population forte » (« A proud community is a strong community »). L’initiative, relayée par l’organisation Operation Raise the Colours, s’est diffusée dans tout le pays. À Birmingham (Midlands de l’Ouest, Angleterre), le conseil municipal travailliste a ordonné le retrait de ces drapeaux pour des raisons de sécurité, déclenchant une polémique. Plusieurs groupes ont accusé les autorités locales d’avoir fait preuve de « deux poids, deux mesures », en tolérant par exemple l’affichage de drapeaux palestiniens lors de manifestations ou sur des bâtiments publics, tout en retirant les drapeaux de la croix de saint Georges. Cet épisode a été instrumentalisé par certains militants nationalistes pour dénoncer une marginalisation de l’identité anglaise au profit d’autres revendications politiques ou communautaires.
Si Weoley Warriors et Operation Raise the Colours se disent apolitiques et revendiquent un simple patriotisme, les publications de leurs membres sur les réseaux sociaux sont, elles, clairement politisées : appels à des élections anticipées, critiques virulentes de la BBC, du Parti travailliste, de Keir Starmer, du maire travailliste de Londres Sadiq Khan ainsi que de la politique d’accueil des demandeurs d’asile.
Les racines de la colère
Contrairement au pays de Galles, à l’Écosse et à l’Irlande du Nord, dont l’identité s’appuie sur une langue, des institutions ou des coutumes propres, l’identité anglaise a longtemps été confondue avec celle du Royaume-Uni.
La confusion entre les termes « Angleterre », « Grande-Bretagne » et « Royaume-Uni » reste d’ailleurs fréquente dans le langage courant. Majoritaire sur les plans politique, économique et géographique, l’Angleterre n’a longtemps pas ressenti le besoin de se doter d’une conscience nationale distincte. Cependant, depuis vingt ans, un sentiment « anglais » (plutôt que « britannique ») a émergé, se construisant souvent par opposition : à l’Écosse, à l’Union européenne et, plus récemment, aux demandeurs d’asile.
Le tournant s’est produit au début des années 2000, lorsque le gouvernement travailliste de Tony Blair a mis en place un ambitieux projet de création de Parlements et de gouvernements nationaux en Écosse, au pays de Galles et en Irlande du Nord (un processus appelé « devolution »). L’Angleterre en fut exclue, créant une situation paradoxale : les députés écossais, gallois et nord-irlandais pouvaient voter à Westminster sur des sujets touchant exclusivement l’Angleterre, alors que les députés anglais ne pouvaient pas se prononcer sur les matières dévolues aux Parlements nationaux.
Cette asymétrie a donné naissance à la fameuse « West Lothian Question », symbole d’une injustice démocratique ressentie. La situation s’est aggravée avec le référendum d’indépendance écossais de 2014 (soldé par une victoire à 55 % du non à la question « L’Écosse doit-elle devenir un pays indépendant ? ») et la montée en puissance en Écosse du Scottish National Party (SNP) (parti indépendantiste écossais, ndlr)), qui ont nourri l’impression que l’Union se définissait selon les priorités de l’Écosse, au détriment de l’Angleterre.
Le référendum sur le Brexit de 2016 a fourni un nouvel exutoire. L’Angleterre a voté majoritairement en faveur du Leave, c’est-à-dire pour quitter l’UE (53,4 %), contrairement à l’Écosse (62 % pour le Remain, rester) et à l’Irlande du Nord (55,8 % pour le Remain). Le pays de Galles a lui aussi opté pour le Leave (52,5 %), malgré les importants financements européens dont il bénéficiait. Ce vote traduit une combinaison de ressentiment économique et de défiance vis-à-vis des élites, rejoignant ainsi le camp anglais plus que l’écossais ou le nord-irlandais. Le slogan des partisans du Leave, « Take back control », cristallisait une volonté de reprendre le pouvoir, de contrôler les frontières et de rompre avec un sentiment d’abandon économique.
Plus récemment, la question migratoire est devenue un nouveau catalyseur de colère.
Depuis le Brexit, l’immigration nette a augmenté. La liberté de circulation en provenance de l’UE a pris fin mais le Royaume-Uni a mis en place un système à points qui a encouragé l’arrivée de travailleurs qualifiés issus de pays extérieurs à l’UE.
Dans le même temps, les pénuries de main-d’œuvre dans la santé, les services sociaux, l’hôtellerie-restauration et l’agriculture ont conduit de nombreux employeurs à dépendre davantage des travailleurs immigrés. Il en a résulté un décalage entre les attentes, selon lesquelles le Brexit devait réduire l’immigration, et la réalité, marquée par un maintien ou même une augmentation des flux migratoires, ce qui a nourri un profond sentiment de frustration.
Parallèlement, la hausse des traversées de la Manche en petites embarcations depuis 2018 est devenue un enjeu particulièrement visible et hautement symbolique. Bien que les traversées de la Manche sur des bateaux de fortune ne représentent qu’une très faible part des flux migratoires, l’importante médiatisation de ces arrivées sur les côtes du sud de l’Angleterre a renforcé l’impression d’une perte de contrôle.
En outre, le projet des gouvernements conservateurs visant à transférer certains demandeurs d’asile vers le Rwanda, ainsi que les promesses répétées de « Stop the boats » (« Arrêtez les bateaux »), un slogan popularisé par l’ancien premier ministre conservateur Rishi Sunak (octobre 2022-juillet 2024), soulignent que l’immigration a été l’un des sujets les plus mis en avant par les premiers ministres britanniques.
À cela s’ajoutent l’effet des réseaux sociaux et la désinformation. L’exemple de l’affaire de Southport, à l’été 2024, est révélateur. Trois personnes avaient été tuées et dix blessées lors d’une attaque au couteau ; quand un suspect a été arrêté, de fausses informations circulant sur Internet ont rapidement associé la tragédie à l’immigration et à l’islam, des affirmations dont il s’est révélé qu’elles étaient infondées.
Durant tout l’été, des manifestations se sont multipliées devant les hôtels et centres d’accueil de réfugiés dans tout le pays, et particulièrement en Angleterre. Les organisateurs, plusieurs mouvements d’extrême droite comme Patriotic Alternative ou Homeland Party, ont activement contribué à l’organisation de ces protestations locales, notamment sur les réseaux sociaux.
Le fait que de nombreux drapeaux aient été levés dans la région de Birmingham, l’une des plus cosmopolites du pays, souligne la sensibilité accrue de ces tensions et met en lumière les défis auxquels le modèle multiculturaliste britannique est confronté. Cette crispation est d’autant plus forte que, dans le débat politique actuel, rares sont les responsables de partis prêts à défendre ouvertement les bénéfices de l’immigration.
Les enquêtes « Future of England Survey » ont montré que ceux qui se définissent comme « anglais » plutôt que « britanniques » sont plus eurosceptiques, considèrent que l’Angleterre est désavantagée par rapport aux autres nations au sein du Royaume-Uni, ressentent davantage de colère et de peur face à l’avenir politique et votent plus que les autres catégories en faveur du parti Reform UK.
Une identité captée par le parti Reform UK
Jusqu’à récemment, le parti conservateur, plus implanté en Angleterre que dans les trois autres nations, attirait ce vote pro-anglais. Mais sa défaite électorale de 2024 a ouvert un espace politique que le parti d’extrême droite Reform UK, dirigé par Nigel Farage, occupe désormais.
Bien que Nigel Farage n’ait pas participé au rassemblement Unite the Kingdom et qu’il ait toujours pris ses distances vis-à-vis de Tommy Robinson, lequel a eu de nombreux démêlés judiciaires et a été condamné à plusieurs peines de prison entre 2005 et 2025, il a pu tirer parti politiquement de ses thématiques. En effet, les émeutes et protestations encouragées ou soutenues par Robinson placent au centre de l’agenda médiatique la question migratoire, laquelle se trouve au cœur du programme de Farage. Cela lui permet de capter un électorat inquiet sans endosser l’étiquette d’extrémiste, en offrant aux mécontents une traduction électorale plus crédible que le militantisme de rue.
Considérant désormais Reform UK comme son principal opposant, le gouvernement travailliste de Keir Starmer a préféré reprendre une partie de son discours sur l’immigration plutôt que le contester, ce qui renforce la légitimité des thèmes portés par Nigel Farage auprès d’une partie de l’électorat anglais. Le choix récent du premier ministre de nommer au poste de Home Secretary (ministre de l’intérieur) Shabana Mahmood, réputée particulièrement ferme sur le thème de l’immigration, montre que Reform UK dicte l’agenda politique britannique.
Lors des dernières législatives, Reform UK a recueilli 19 % des voix en Angleterre contre seulement 7 % en Écosse, confirmant son ancrage essentiellement anglais. Les élections locales de mai dernier ont également abouti à un succès pour Reform UK, qui a ravi nombre de sièges aux conservateurs. Les sondages YouGov le donnent aujourd’hui en tête devant les travaillistes si de nouvelles élections devaient avoir lieu.
La campagne de Nigel Farage s’articule autour d’un agenda populiste en opposant « le peuple » à Westminster : arrêt de l’immigration, lutte contre un gouvernement qualifié de corrompu, sortie du Royaume-Uni de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et libertés fondamentales (dont le pays est partie en sa qualité de membre du Conseil de l’Europe) qui est accusée d’être un frein à l’expulsion d’immigrés et défense des valeurs et de la culture britanniques. Autant de thèmes qui lui permettent de capter un électorat conservateur déçu, en quête de réponses claires et d’un discours centré sur l’« anglicité ».
Quelles réponses au nationalisme anglais ?
Plusieurs solutions ont été envisagées par les gouvernements successifs pour apaiser ce malaise identitaire.
Symboliquement, certains députés ont proposé de doter l’Angleterre d’un hymne national distinct de God Save the King, l’hymne national britannique, ou de créer un jour férié pour célébrer la Saint-Georges, comme c’est déjà le cas pour saint Andrew et saint Patrick, respectivement les saints patrons de l’Écosse et de l’Irlande du Nord. Ces projets n’ont pas abouti par manque de soutien au niveau politique.
Sur le plan institutionnel, la procédure parlementaire « English Votes for English Laws » (EVEL) (« Des votes anglais pour des lois anglaises »), introduite en 2015 pour répondre à la West Lothian Question, et qui devait corriger les défauts induits par la devolution, en permettant aux seuls députés anglais de voter uniquement sur les projets de loi ne concernant que l’Angleterre, a été supprimée en 2021, car jugée trop lourde et porteuse de division. La voie régionale envisagée par Tony Blair, permettant de doter des assemblées régionales en Angleterre dans un État britannique jugé trop centralisé, a été testée lors du référendum de 2004 dans le Nord-Est. Rejetée par 74 % des votants, elle a été abandonnée.
Sur le plan économique, la politique de Levelling Up (rééquilibrage) lancée par le conservateur Boris Johnson (premier ministre de 2019 à 2022) visait à réduire les inégalités régionales et à redonner « un sens de fierté et d’appartenance » aux collectivités locales, mais son impact est resté limité, faute de financements suffisants et de continuité politique.
Le basculement d’une partie notable de l’électorat vers le parti de Nigel Farage s’explique non seulement par l’accumulation de crises et la perte de confiance dans la capacité des gouvernements conservateurs comme travaillistes à y répondre, mais aussi par le rôle joué par des premiers ministres successifs, de Boris Johnson à Keir Starmer, dont les déclarations sur l’immigration ont contribué à nourrir ces tensions.
La multiplication des drapeaux illustre un nationalisme anglais en quête de reconnaissance. Ce mouvement s’inscrit dans une poussée identitaire plus large à l’échelle mondiale. Des figures, comme Éric Zemmour en France ou Elon Musk aux États-Unis, y trouvent un écho et participent à alimenter ce réveil patriotique, comme le montre leur participation à la manifestation Unite the Kingdom du 13 septembre à Londres.
Plutôt que d’unir le royaume, ce sursaut national risque d’accentuer les fractures et de faire du Royaume-Uni un État plus désuni encore. En effet, si Reform UK capitalise sur cette colère, les nations dévolues, notamment l’Écosse, restent méfiantes face à ce renforcement de l’« anglicité ».
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Kevin Rocheron ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. La montée en puissance du nationalisme en Angleterre – https://theconversation.com/la-montee-en-puissance-du-nationalisme-en-angleterre-265814
