Délocalisations : L’effet « havre de pollution » n’est pas un mythe populaire

Source: The Conversation – France (in French) – By Raphaël Chiappini, Maître de conférences en économie, Université de Bordeaux

Le « havre de pollution » existe-t-il vraiment ? Face au durcissement des politiques climatiques, certaines entreprises déplacent-elles réellement leurs activités vers des pays aux normes plus souples ? Une nouvelle étude lève le doute : ce phénomène existe bel et bien.


Face à l’urgence climatique, de nombreux pays renforcent leurs réglementations environnementales afin de favoriser leur transition écologique. Cependant, dans un monde où tous les pays ne sont pas vertueux, cette démarche ne risque-t-elle pas de faire fuir les investisseurs étrangers vers des destinations disposant de règlementations environnementales moins contraignantes, créant une sorte de « havre de pollution », là où les activités polluantes échappent aux mesures les plus répressives ? Cette question divise les économistes et les décideurs publics depuis des décennies.

Notre récente étude empirique, publiée dans Macroeconomic Dynamics, apporte un éclairage nouveau sur cette question. En analysant les flux d’investissements directs étrangers (IDE) de 121 pays investisseurs vers 111 pays hôtes entre 2001 et 2018, et à partir de la construction d’un nouvel indicateur de sévérité des politiques environnementales, nous confirmons l’existence d’un effet de « havre de pollution ». Cependant, les dynamiques en jeu restent complexes.

Deux hypothèses en confrontation

La littérature économique reste divisée sur l’impact des réglementations environnementales sur les entreprises. Deux visions s’opposent. D’un côté, « l’hypothèse de Porter » (1991) suggère que des règles strictes peuvent stimuler l’innovation, améliorer la productivité et renforcer la compétitivité. De l’autre, l’« hypothèse du havre de pollution » développée notamment dans les années 1990, avance que les industries se déplacent vers les pays où les normes sont plus souples afin de réduire leurs coûts. Ce phénomène a été amplifié par la mondialisation des années 1990, marquée par la baisse des coûts de transport et l’essor des pays à bas salaires. Ainsi, une part de la réduction des émissions dans les pays développés pourrait s’expliquer par la délocalisation d’activités polluantes vers des pays moins stricts, accompagnée d’une hausse des importations plus intensives en gaz à effet de serre, selon une étude récente.

Un nouvel outil pour les politiques environnementales

Les études empiriques antérieures aboutissent souvent à des résultats contradictoires, en grande partie parce qu’il est difficile de comparer la rigueur des politiques environnementales d’un pays à l’autre. Pour dépasser cet obstacle, nous avons construit un nouvel indice de sévérité des politiques environnementales, l’Environmental Stringency Index (ESI), couvrant plus de 120 pays entre 2001 et 2020.

Cet indicateur repose sur deux dimensions :

  1. La mise en œuvre, mesurée par l’engagement formel d’un pays à travers le nombre de lois climatiques adoptées et sa participation aux grands accords internationaux (comme le Protocole de Montréal ou l’Accord de Paris) ;

  2. L’application effective, évaluée en comparant les émissions prédites d’un pays, en fonction de sa structure industrielle, à ses émissions réelles. Lorsqu’un pays émet moins que prévu, cela traduit des efforts concrets d’atténuation.

Les signaux politiques sont efficaces

Nos résultats empiriques confirment clairement l’existence d’un effet de « havre de pollution » : une hausse d’un écart-type de notre indice de rigueur environnementale dans un pays hôte entraîne en moyenne une baisse de 22 % des IDE entrants.

Plus encore, nous montrons que les investisseurs étrangers réagissent davantage à l’annonce des politiques plutôt qu’à leur application effective. Autrement dit, l’adoption de nouvelles lois climatiques ou la ratification d’accords internationaux envoie un signal crédible aux entreprises quant à l’évolution future des coûts réglementaires. À l’inverse, les performances environnementales réelles ne semblent pas influencer significativement les décisions d’investissement.

Cette observation suggère que les entreprises anticipent les contraintes futures plutôt que de se limiter à évaluer la situation actuelle.

Des effets asymétriques

Nos résultats montrent que l’impact des réglementations environnementales diffère fortement selon le niveau de développement et la qualité institutionnelle du pays hôte. Dans les économies émergentes et en développement, des règles plus strictes freinent nettement les IDE, confirmant leur statut de « havres de pollution » potentiels. L’effet est en revanche plus limité dans les pays à haut revenu, où des institutions solides et des cadres réglementaires établis atténuent ce phénomène. La corruption joue aussi un rôle clé. Pour évaluer cet aspect, nous avons utilisé l’indice de Contrôle de la corruption de la Banque mondiale : là où la gouvernance est faible, même des politiques ambitieuses peuvent être contournées, renforçant l’attractivité de ces pays pour les activités polluantes.

La réalité d’un arbitrage réglementaire

Au-delà de la rigueur absolue des réglementations, notre étude met également en évidence un phénomène d’arbitrage réglementaire : plus l’écart de sévérité des politiques environnementales entre le pays d’origine et le pays d’accueil des IDE est important, plus l’effet incitatif de délocalisation s’accroît. Les entreprises semblent ainsi comparer activement les cadres réglementaires internationaux afin d’optimiser leurs coûts de mise en conformité. Cette dynamique est particulièrement visible lorsque des investisseurs issus de pays aux normes strictes se tournent vers des destinations moins contraignantes, confirmant l’hypothèse d’une recherche délibérée de « havres de pollution ».

Une coopération internationale nécessaire dans un monde fragmenté

L’hypothèse du « havre de pollution » n’est donc pas un simple « mythe populaire », comme l’avait suggéré une étude des années 2000.

Face à ce constat, plusieurs pistes s’imposent. D’abord, renforcer la coopération internationale à travers des accords multilatéraux capables de réduire les écarts de normes et de limiter les possibilités d’arbitrage. Ensuite, améliorer l’application effective des règles, en particulier dans les pays à bas salaires, afin de préserver leur crédibilité sur le long terme. Le déploiement de mécanismes correcteurs, comme l’ajustement carbone aux frontières introduit par l’Union européenne (UE), constitue également une voie prometteuse puisqu’il permet de taxer les importations en fonction des émissions de gaz à effet de serre qu’elles incorporent. Enfin, le développement d’incitations fiscales et financières pour les technologies propres peut orienter les IDE vers des secteurs compatibles avec la transition écologique.

La lutte contre le changement climatique ne peut donc ignorer ces dynamiques économiques. Comprendre comment les entreprises réagissent aux réglementations environnementales est indispensable pour concevoir des politiques à la fois efficaces sur le plan écologique et équitables sur le plan économique. L’enjeu est de taille : réussir la transition verte sans creuser davantage les inégalités de développement entre le Nord et le Sud, dans un monde déjà marqué par des tensions importantes et une fragmentation croissante.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

ref. Délocalisations : L’effet « havre de pollution » n’est pas un mythe populaire – https://theconversation.com/delocalisations-leffet-havre-de-pollution-nest-pas-un-mythe-populaire-265035