Source: The Conversation – in French – By Adib Bencherif, Professor, Université de Sherbrooke
Les communautés touarègues sont l’un des nombreux groupes ethniques vivant au Niger. Leur mode de vie varie. Certains Touaregs sont nomades, d’autres relèvent plus du semi-nomadisme et enfin, une grande partie des communautés s’est aussi sédentarisée dans les villes et villages. Le défi d’intégration des nomades est souvent un défi vécu par les États sahéliens. De plus, une sorte de substrat culturel d’appartenance au monde nomadique semble traverser l’ensemble des communautés touarègues. Ainsi, si des membres de la communauté touarègue, ayant conservé en partie un mode de vie nomade, éprouvent des défis d’inclusion, cela peut se répercuter sur l’ensemble des Touaregs. Contrairement au cas malien, au Niger les communautés touarègues ont une relation plus apaisée avec l’État. Cela n’a pas toujours été le cas. Cette relation est le fruit d’une évolution notable dans les relations entre ces communautés nomades et l’État. Le rôle joué par les élites touarègues participe à ces changements. Le professeur Bencherif a récemment publié un article scientifique sur cette question. Il s’est entretenu avec The Conversation Africa.
Comment les élites touarègues perçoivent-elles l’évolution de leur relation avec l’État nigérien ?
Pour les élites touarègues avec lesquelles j’ai échangé, l’histoire avec l’État nigérien est marquée par une série d’épisodes que l’on peut considérer comme des « épreuves » vécues par les populations touarègues. Pour la majorité d’entre elles, la rébellion armée des années 1990 incarne le tournant dans leur relation avec l’autorité centrale.
En effet, après l’accord de paix de 1995, la relation entre ces communautés nomades et l’État se serait pacifiée. Les élites touarègues évoquent souvent la suspicion qui s’était installée après le coup d’État manqué de 1976, ainsi que la répression sanglante de Tchintabaraden – ville du centre-ouest du pays – en 1990, comme des périodes difficiles vécues par leurs communautés. Toutefois, ces épisodes et périodes cités ne sont pas vus exclusivement à travers le prisme du conflit : ils sont appréhendés comme des moments où la communauté touarègue a dû réaffirmer son existence face au pouvoir central.
Contrairement au cas malien, où la répression de 1963 dans la région de Kidal (nord du Mali) demeure un traumatisme capable d’être ravivé, les élites nigériennes mettent en avant, dans leurs récits, une évolution plus apaisée dans leur pays. Elles racontent un chemin qui, malgré les violences, a débouché sur davantage de dialogue. Ainsi, beaucoup soulignent qu’au Niger, les rébellions armées des années 1990 et de 2007-2009 ont toujours eu pour but d’ouvrir une négociation avec l’État plutôt que de rompre définitivement avec lui.
Une nouvelle fierté s’exprime à travers la présence de Touaregs comme députés, maires ou ministres, signe concret d’intégration. Mais au Mali, malgré des réussites individuelles similaires, cette visibilité n’a pas suffi à apaiser les tensions.
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Quels sont les catalyseurs de l’apaisement au Niger ?
C’est une question sur laquelle je travaille depuis plusieurs années dans une démarche comparée avec le Mali, via le prisme des récits des élites touarègues, et en me focalisant sur des enjeux spécifiques comme l’économie morale associée aux trafics de drogue. Au Niger, les chefferies traditionnelles jouent un rôle clé. D’abord, l’État les a intégrées à l’administration et protégées par la loi. Elles servent de relais institutionnel, de médiateurs, et leur statut est protégé par des textes de loi. Ce lien avec le pouvoir central a évité la marginalisation des communautés nomades
Ensuite, les accords de paix des années 1990 ont ouvert la voie à l’intégration d’anciens chefs de groupes armés et militants dans les institutions. Beaucoup sont devenus fonctionnaires, élus, ou officiers, à l’instar des anciens ministres Rhissa Ag Boula et Issyad Ag Kato. Ainsi le passage des armes aux urnes a été rendu possible grâce aux perspectives d’avenir que l’État a su offrir à ces anciens combattants.
Enfin, l’existence d’une institution comme la Haute autorité à la consolidation de la paix a donné une continuité au processus. Son évolution nominale, au cours du temps, symbolise aussi l’idée que le Niger est entré dans un temps d’apaisement durable, au moins sur la question des communautés touarègues, et en mettant de côté tous les nouveaux défis associés à l’insécurité provoquée par les groupes djihadistes du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM) et de l’Etat islamique dans le grand Sahara (EIGS).
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À cela s’ajoute un facteur souvent évoqué par mes interlocuteurs : le contraste avec le Mali. En voyant leur voisin s’enliser dans une guerre interminable depuis 2012, beaucoup d’élites touarègues insistent sur la nécessité de préserver coûte que coûte les acquis du dialogue. Les différends peuvent se régler au sein des institutions, pas à l’extérieur.
Ainsi, après le coup d’État du général Abdourahamane Tchiani en 2023, les anciens cadres de la rébellion armée des années 1990 ont appelé à retrouver le chemin du dialogue entre les acteurs politiques. Ils ont invité la jeunesse à ne pas reprendre les armes et à rester dans le cadre du jeu institutionnel.
Plusieurs d’entre eux collaborent avec le régime militaire, privilégiant le pragmatisme et l’action au sein de l’appareil de l’État. Leur objectif est de préserver les intérêts des communautés touarègues et de maintenir le dialogue intercommunautaire, notamment pour lutter contre l’extrémisme violent qui sévit, entre autres, dans la région de Tillabéry.
Quel impact la crise au Mali a-t-elle eu sur la situation concrète des Touaregs au Niger ?
La crise malienne a eu un effet miroir. Les élites nigériennes n’ont cessé de comparer leur trajectoire à celle du Mali lors de mes enquêtes de terrain en 2016 et 2017 dans ces deux pays, et la conclusion était claire pour elles. La situation a été mieux gérée au Niger.
Au Mali, la méfiance entre l’État et certaines communautés touarègues, surtout de la région de Kidal, n’a cessé de s’accentuer. L’accord de paix de 2015 n’a jamais été pleinement appliqué. Les négociations et affrontements se sont poursuivis pendant la période intérimaire censée mettre en œuvre cet accord. Le conflit armé a même été réactivé, à la suite des combats ayant eu lieu autour de l’occupation des bases de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (Minusma) et après le retrait acté de l’accord de paix par le régime militaire d’Assimi Goïta en 2024.
Au Niger, au contraire, les dirigeants et les élites touarègues (aux affaires ou non) valorisent leur capacité à dialoguer avec l’État, à l’exception de cas très singuliers comme l’ancien chef rebelle Rhissa Ag Boula, prompt à réactiver son capital social de chef de guerre. À noter qu’au Mali certains cadres et leaders touaregs s’efforcent de collaborer avec les autorités de Bamako. Certaines élites touarègues sont même associées aux principales instances et collaborent étroitement et sont intégrées au sein du régime de Goïta.
L’écart est toutefois devenu particulièrement visible après le coup d’État de 2023 qui a renversé le président Mohamed Bazoum au Niger. Alors que la situation aurait pu rallumer la flamme d’une rébellion, la majorité des anciens chefs de fronts touaregs y ont publiquement appelé à la retenue. Cette prise de position tranche fortement avec les logiques maliennes, où la tentation de la lutte armée demeure récurrente.
Il y a donc un réel jeu de miroir inversé qui a présentement lieu sur ladite « question touarègue », dans ces deux pays. Dans le contexte actuel, où les récits véhiculés par l’Alliance des États du Sahel (AES) visent à présenter une réalité homogène entre le Niger, le Mali et le Burkina Faso, on tend à oublier les spécificités et les trajectoires vécues par ces pays. Il importe donc de conserver une distance critique face aux réinterprétations constantes des faits passés.
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Les récits des élites reflètent-ils une réconciliation durable ou une paix sous conditions au Niger ?
Les témoignages révèlent une réconciliation durable mais ambivalente. Les élites affirment que la rébellion armée appartient au passé. Beaucoup jugent légitime seulement celle des années 1990 et condamnent celle de 2007.
Selon les élites touarègues, tant les anciens leaders des années 1990 que la génération suivante estiment que les jeunes doivent désormais investir le champ politique, se présenter aux élections et entrer dans l’administration. L’idée de reprendre le maquis est jugée contre-productive et même nuisible à l’image de la communauté. Mais, de l’autre côté, les frustrations persistent.
Plusieurs interlocuteurs rappellent que les inégalités régionales sont encore fortes, que l’accès aux ressources et aux postes reste limité, et que certains jeunes continuent de se sentir exclus, plus particulièrement dans le monde nomade où l’activité pastorale devrait être plus encouragée et protégée.
Dans ce contexte, la paix apparaît comme une paix « sous conditions » : elle repose sur la capacité de l’État central à maintenir un dialogue constant et à offrir des perspectives d’inclusion réelle aux nouvelles générations appartenant aux communautés nomades, dont les communautés touarègues.
Ainsi, la paix actuelle avec les Touaregs est-elle réelle mais fragile. Elle ne repose pas sur un oubli des conflits passés, mais sur une vigilance partagée : éviter que les erreurs du Mali voisin ne se reproduisent au Niger.
Pour l’heure, le principal défi concerne la marginalisation et la radicalisation de certaines franges parmi les populations nomades, notamment peules, au Sahel central. À cela s’ajoute le développement des groupes djihadistes dans la région, qui conduit à une forme de gouvernance djihadiste sur certains territoires des trois pays du Liptako-Gourma, région transfrontalière située à la jonction du Burkina Faso, du Mali et du Niger.
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Adib Bencherif receives funding from SSHRC-CRSH (767 2015 1494 and 756 2019 059).
– ref. Niger : comment les Touaregs ont trouvé le chemin du dialogue avec l’État – https://theconversation.com/niger-comment-les-touaregs-ont-trouve-le-chemin-du-dialogue-avec-letat-265640
