Source: The Conversation – France in French (3) – By Alexandrine Lapoutte, Maître de conférence en sciences de gestion, Université Lumière Lyon 2

Depuis 2020, la « République de l’Économie sociale et solidaire » a pour ambition de construire un projet politique porteur d’une vision du monde. Laquelle ? Fondée sur quels imaginaires ? Quels mythes ?
Alors que les dystopies prolifèrent, alimentant à coup de zombies un imaginaire de l’effondrement, et que les entrepreneurs de la Silicon Valley rêvent de technosolutionnisme, l’économie sociale et solidaire (ESS) trace sa voie.
L’ESS, définie par une loi en 2014, regroupe des mutuelles, coopératives, associations, fondations et certaines sociétés commerciales qui respectent trois conditions cumulatives : un but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices (utilité sociale), une gouvernance démocratique (le pouvoir est attaché à la personne plutôt qu’à l’argent) et un emploi des bénéfices au développement de l’activité (non lucrativité ou lucrativité limitée, réserves impartageables).
Mais quels imaginaires l’ESS propose-t-elle au monde aujourd’hui ? C’est ce que nous avons cherché à comprendre avec l’analyse de récits liés à la « République de l’Économie sociale et solidaire ».
Lancé en 2020, ce mouvement a pour objectif de créer une dynamique collective de citoyens autour d’un projet politique commun, fondé sur une vision du monde et des « raisons d’agir ».
Imaginaires utopiques
Un temps mise au ban pour avoir conduit au pire, la pandémie de Covid-19 a suscité un retour en grâce de la notion d’utopie autour de la transition écologique. Elle questionne le monde d’après comme l’atteste l’historien Gregory Claeys dans Utopianism for a Dying Planet : Life after Consumerism.
Selon le philosophe Paul Ricœur, les imaginaires sociaux sont constitués de deux pôles en tension. L’un idéologique, visant la normalisation et la reproduction, porte le risque du totalitarisme, tout en garantissant un certain ordre. L’autre utopique, aux fonctions subversives et créatrices, porte le risque de fuite dans la pensée magique, tout en se projetant dans un avenir différent.
« De ce non-lieu, une lueur extérieure est jetée sur notre propre réalité, qui devient soudain étrange, plus rien n’étant désormais établi. Le champ des possibles s’ouvre largement au-delà de l’existant et permet d’envisager des manières de vivre radicalement autres », rappelle Paul Ricœur.
Utopie rêvée et pratiquée
Les imaginaires de l’économie sociale et solidaire s’inscrivent historiquement dans le pôle utopique. L’ESS est considérée par le sociologue Henri Desroche comme un passage de l’utopie rêvée à l’utopie pratiquée.
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Une brève histoire de l’utopie
Selon Henri Desroche, l’utopie est une force, « le mirage qui fait démarrer les caravanes ». Ces utopies incarnées sont parfois appelées utopies réelles, désirables, faisables et viables, en tant qu’expériences vécues renforçant le pouvoir d’agir social, ou utopies locales, soulignant leur réalisation à l’échelle des territoires.
Cinq récits imaginaires positifs
Des récits de futurs désirables ont été produits en ateliers de co-écriture menés avec les membres de la Chambre régionale de l’ESS Auvergne-Rhône-Alpes et animés par le collectif Futurs Proches.
« Nous sommes en 2027, depuis cinq ans la France vit sous une “République de l’Économie sociale et solidaire” grâce au travail de plaidoyer qui avait été fait par le mouvement de l’ESS lors de la campagne présidentielle de 2021-2022. Un certain nombre de mesures fortes ont été prises ces cinq dernières années. »
À partir de cette consigne, cinq récits imaginaires positifs ont été écrits :
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Le goût de vivre : tous les citoyens, quelles que soient leurs ressources, ont accès à une alimentation saine provenant de circuits courts.
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Le fabuleux bug de l’an 2029, les ordinateurs en compote : tous les salariés participent à la gouvernance et aux décisions de leurs entreprises.
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Ma campagne contre la République de l’ESS : un revenu garanti est attribué à tous les citoyens, leur permettant de satisfaire à tous les besoins fondamentaux (alimentation, transport, logement, culture, socialisation…).
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Tiré au sort : les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sont devenus des entreprises de l’économie sociale et solidaire.
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Du rififi au camping zéro déchet : le peu de déchets encore générés est transformé en ressources.
Mythes et rituels
L’imaginaire social sous-jacent peut être abordé en termes de mythes, rituels magiques et métaphores, selon trois dimensions retenues par la littérature scientifique.
Les histoires écrites par les participants véhiculent des mythes de références que seraient : l’organisation démocratique, horizontale, autogérée, avec des citoyens au conseil d’administration ; le local avec le voisinage, les circuits courts, la vie de quartier, la région ; l’économie circulaire avec le réemploi des ressources, l’autonomie énergétique et la sobriété au « camping zéro déchet » ; enfin une technologie et intelligence artificielle au service des humains, qui ne les contrôle pas, comme avec les logiciels libres, l’abandon des cookies et publicités ou se passer des ordinateurs ponctuellement.
Les rituels dits magiques, relevant de la superstition plutôt que de la science, servent à maintenir la cohésion et la cohérence de la société. Ils peuvent apparaître de deux façons : dans les mécanismes de gouvernance collective, par exemple le conseil des campeurs au camping zéro déchet, et via la convivialité, avec la création d’un festival d’art dans la nature réunissant les salariés tous les trois ans.
Goût de vivre
Les récits créés par les participants évoquent plusieurs métaphores. Ils parlent de « goût de vivre », métaphore sensorielle soulignant le caractère subjectif et qualitatif de l’expérience de la vie : « Il apprend à son grand-père à jardiner, mais surtout, il lui fait découvrir une autre forme de plaisir : le goût de vivre ».
Ils mentionnent l’image combattante de « la bataille » : « La bataille pour la primauté des logiciels libres est sur le point d’être gagnée » ou « la bataille n’est pas finie, prévient Grishka, le conseil d’administration demain risque d’être long et houleux ! »
Une autre métaphore est la notion de bug et de mise en péril : « Nous souhaitons instituer des bugs réguliers, formaliser une “mise en péril” volontaire de l’organisation, afin que nous puissions nous remettre en cause avec autant de créativité et d’enthousiasme qu’aujourd’hui ».
Une utopie de l’action
Avec ses mythes, rituels et métaphores, la République de l’ESS propose un imaginaire utopique compatible avec la transition socio-écologique. Ses éléments de symbolisme s’opposent de manière évidente aux imaginaires dominants dans les systèmes économiques, ceux de l’expansion illimitée et de la domination technique, qui caractérisent le capitalisme selon le philosophe Cornelius Castoriadis.
Un point particulièrement intéressant dans la République de l’ESS est la dimension habilitante de son symbolisme, qui enjoint à l’action. L’être humain est capable d’agir librement, de faire des choix collectifs en tenant compte des impacts sociaux et environnementaux, de s’auto-limiter. Autant de facultés dont l’exercice, au vu des actuelles inégalités sociales et limites planétaires dépassées, peut aider à aller vers le monde d’après.
Terminons par ces mots de Cornelius Castoriadis :
« Une société vraiment libre, une société autonome, doit savoir s’auto-limiter, savoir qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire ou qu’il ne faut même pas essayer de faire ou qu’il ne faut pas désirer. ».
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Alexandrine Lapoutte ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Penser le monde d’après : l’utopie de la « République de l’Économie sociale et solidaire » – https://theconversation.com/penser-le-monde-dapres-lutopie-de-la-republique-de-leconomie-sociale-et-solidaire-261619
