Source: The Conversation – France in French (3) – By Frédérique Sandretto, Adjunct assistant professor, Sciences Po
Le terme de « sacrifice » est sur toutes les lèvres chez les partisans de Charlie Kirk, y compris chez les plus hauts dirigeants du pays. Analyse d’une rhétorique qui imprègne profondément la psyché du pays et a déjà été mobilisée par le passé autour de personnalités telles qu’Abraham Lincoln, John Fitzgerald Kennedy ou encore Martin Luther King.
Le discours du sacrifice occupe une place centrale dans l’imaginaire politique américain, et la cérémonie funèbre en hommage à Charlie Kirk, organisée à Glendale (Arizona) le 21 septembre 2025, en a fourni une illustration exemplaire. Donald Trump, venu prononcer l’éloge, a résumé en une formule l’enjeu rhétorique du moment en déclarant que « Charlie Kirk est un martyr de la liberté américaine et l’histoire ne l’oubliera jamais ».
Cette affirmation opère une transfiguration immédiate : elle fait passer l’événement tragique du meurtre d’un militant à la dimension d’un sacrifice héroïque, inscrivant Kirk dans la généalogie des grandes figures qui, par leur mort, auraient garanti la pérennité des idéaux fondateurs de la nation.
L’invocation du sacrifice au cœur des discours politiques américains
L’invocation du sacrifice dans le discours politique américain n’est pas une nouveauté mais un schème récurrent qui remonte aux origines de la République.
Les Pères fondateurs avaient eux-mêmes façonné un récit collectif où la liberté conquise contre l’Empire britannique était pensée comme le fruit d’épreuves et de souffrances. La Déclaration d’indépendance de 1776 se clôt sur une formule célèbre par laquelle les signataires « s’engagent mutuellement à consacrer leurs vies, leurs fortunes et leur honneur sacré » à la cause commune.
La rhétorique du sacrifice est ici constitutive du pacte fondateur : le citoyen libre ne se définit pas seulement par ses droits mais aussi par sa disponibilité à se sacrifier pour que la liberté survive. George Washington, dans ses adresses à l’armée continentale, n’a cessé de rappeler que la gloire de la République naissante reposait sur le sang versé par les patriotes, Thomas Jefferson soulignant pour sa part que l’arbre de la liberté devait parfois être « arrosé du sang des patriotes et des tyrans ». Ces images, bien que souvent stylisées, ont nourri une culture politique où la souffrance volontaire au service de la liberté est perçue comme le sceau d’authenticité du projet républicain.
L’oraison funèbre de Charlie Kirk réactive cette mémoire. Plusieurs orateurs, à l’instar de Tulsi Gabbard, actuelle directrice du renseignement national des États-Unis, ont affirmé que Kirk incarnait ce que « les fondateurs avaient imaginé », c’est-à-dire le courage de parler librement, même contre l’opinion dominante. Le secrétaire à la santé Robert F. Kennedy Jr. a affirmé que Kirk était mort « les bottes aux pieds » afin que les générations futures ne vivent pas dans la servitude, reformulant ainsi à sa manière l’idée jeffersonienne d’un sacrifice nécessaire pour préserver les droits constitutionnels.
En inscrivant le décès de Kirk dans cette trame narrative, la cérémonie ne se limite pas à la commémoration d’un individu mais met en scène une continuité entre les sacrifices fondateurs du XVIIIe siècle et ceux que réclamerait aujourd’hui la lutte politique contemporaine.
L’histoire des États-Unis est jalonnée d’exemples où la mort violente d’une figure politique a été transformée en récit de sacrifice. Le cas le plus célèbre demeure celui d’Abraham Lincoln, assassiné en 1865, dont le souvenir fut immédiatement sacralisé comme celui du président ayant donné sa vie pour que l’Union survive. Le discours de Gettysburg, que Lincoln avait prononcé deux ans plus tôt, préparait déjà ce registre en évoquant le « dernier plein sacrifice de dévotion » des soldats tombés pour que « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ne disparaisse pas de la terre ».
Plus près de nous, les assassinats de John F. Kennedy (1963), de Martin Luther King Jr. et de Robert Kennedy (tous deux en 1968) ont donné lieu à des élaborations similaires : leurs morts furent pensées non comme des accidents mais comme des offrandes involontaires sur l’autel de la démocratie et de l’égalité. Ces événements ont façonné une mémoire politique où le sacrifice personnel devient ressource collective, renforçant l’unité d’un groupe ou d’une nation.
Vers une codification du discours
Le discours sur Charlie Kirk reprend et réinterprète ces codes. En parlant de « martyr pour la liberté américaine », Donald Trump ne se contente pas d’un éloge personnel. Il élève l’individu au rang d’icône dont l’assassinat atteste la véracité et la justesse de la cause qu’il défendait.
Le lexique employé – martyre, immortalité, liberté – fait écho à des références religieuses qui amplifient l’effet émotionnel. Trump a même ajouté que l’Amérique devait « ramener la religion », car sans religion, frontières et ordre, il n’y aurait plus de pays. Ce passage révèle la structure profonde du discours du sacrifice : il ne s’agit pas uniquement d’une rhétorique politique mais d’une quasi-théologie civile où la mort d’un acteur devient signe et preuve de l’alliance entre une communauté et ses valeurs transcendantes.
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Les caractéristiques rhétoriques de ce type de discours sont constantes. Tout d’abord, la personnalisation extrême : le martyr devient l’incarnation de principes abstraits. Ensuite, l’amplification émotionnelle : la tristesse et l’indignation sont transfigurées en appel à la fidélité et à l’action. Le récit oppose systématiquement un « nous » des fidèles, héritiers de la mission, à un « eux » désignés comme responsables symboliques de la violence. Enfin, le registre religieux, explicite ou implicite, confère une aura sacrée à l’événement. En parlant de Kirk comme d’un évangéliste de la liberté ou d’un martyr immortel, Trump recourt à des métaphores qui dépassent la politique contingente pour toucher à l’imaginaire religieux du sacrifice rédempteur.
La finalité politique de ce discours est claire. En érigeant Charlie Kirk en martyr, ses partisans transforment une perte en ressource mobilisatrice. L’organisation qu’il avait fondée, Turning Point USA, peut ainsi se présenter comme l’héritière d’un sacrifice et non comme une simple structure militante. L’appel aux Pères fondateurs renforce cette légitimation en ancrant la mission dans une continuité historique qui va des patriotes de 1776 aux acteurs des guerres culturelles contemporaines. Cette continuité n’est pas une fidélité historique exacte mais une réappropriation symbolique qui vise à donner au combat présent la dignité d’une cause éternelle.

Turning Point USA
Les théoriciens du discours du sacrifice
La réflexion sur le discours du sacrifice a été largement développée par des théoriciens de la politique, de la philosophie et de la rhétorique, qui ont analysé comment la mort ou le sacrifice volontaire d’un individu sont investis d’une fonction symbolique et mobilisatrice au sein d’une communauté. René Girard, dans La Violence et le Sacré (1972), insiste sur le rôle central du sacrifice comme mécanisme de canalisation de la violence collective, soulignant que la figure du bouc émissaire ou du martyr permet de stabiliser la société et de créer un ordre symbolique.
Kenneth Burke, dans A Grammar of Motives (1945), développe le concept de « terminologie dramatique », montrant que le sacrifice est un instrument rhétorique permettant de transformer la culpabilité ou le conflit en une action signifiante, en construisant un héros dont la mort légitime l’agenda du groupe.
Jean-Luc Nancy, dans L’Insacrifiable (1991), aborde le sacrifice sous l’angle de la dépossession et de l’exposition de soi, insistant sur la dimension éthique et politique : le sacrifice n’est pas seulement un acte religieux, mais une manière de fonder la légitimité d’une cause en mobilisant le corps et la vie de l’individu comme signe.
Ces approches convergent dans l’idée que le discours du sacrifice opère comme un levier de cohésion et de légitimation, où la mort ou la vulnérabilité de l’acteur est investie d’un sens symbolique qui dépasse l’événement immédiat et touche à l’organisation morale, politique et sociale de la communauté.
En définitive, le discours du sacrifice autour de Charlie Kirk illustre la vitalité d’un registre rhétorique qui traverse toute l’histoire américaine. Il réactive les images des fondateurs prêts à sacrifier leurs vies et leurs fortunes, il reprend les modèles offerts par Lincoln, Kennedy ou King, et il conjugue ces références avec un langage religieux destiné à émouvoir et à galvaniser.
L’efficacité de ce discours tient précisément à cette combinaison : une narration héroïque qui dépasse la mort individuelle, une émotion collective transformée en mission politique, et une coloration spirituelle qui confère au sacrifice une valeur transcendante.
Dans une Amérique polarisée, ce type de rhétorique n’est pas seulement un hommage funèbre mais un instrument de mobilisation et de légitimation qui permet à une communauté politique de se penser comme dépositaire d’un héritage sacré et comme appelée à prolonger le sacrifice du martyr dans l’action présente.
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Frédérique Sandretto ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. La rhétorique du sacrifice dans les discours politiques aux États-Unis – https://theconversation.com/la-rhetorique-du-sacrifice-dans-les-discours-politiques-aux-etats-unis-265816
