Source: The Conversation – France in French (3) – By François Jost, Professeur émérite en sciences de l’information et de la communication, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3

Après l’enregistrement de deux journalistes du service public, Patrick Cohen et Thomas Legrand, lors d’un rendez-vous avec des responsables du Parti socialiste, l’audiovisuel public est sous le feu des médias de Vincent Bolloré qui l’accusent de partialité et de sympathies de gauche. Ces critiques, qui visent plus particulièrement France Télévisions et France Inter, sont-elles fondées ? Entretien avec le chercheur François Jost.
The Conversation : Le service public est attaqué pour son supposé manque d’impartialité, à la suite de l’affaire Legrand-Cohen. Pouvez-vous nous rappeler l’évolution historique de ce débat relatif au pluralisme et à l’impartialité dans les médias audiovisuels ?
François Jost : Jusque dans les années 1970, l’opposition est quasiment interdite d’antenne à la télévision. Le pluralisme n’existe pas. C’est pour lutter contre cet état de fait qu’en 1982, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, la loi sur la communication audiovisuelle inscrit dans son texte la nécessité d’un « pluralisme de l’information ». L’arrivée de la droite au pouvoir ne le remet pas en cause, et va plus loin avec la loi de 1986 qui exige des garanties d’honnêteté, d’indépendance et de pluralisme des courants de pensée. Chose très importante : ces obligations s’imposent à toutes les chaînes en sorte qu’il doit y avoir un pluralisme interne. Aucune chaîne ne peut représenter un seul courant de pensée.
Avec l’arrivée du numérique, les chaînes se sont multipliées. En 2016, Vincent Bolloré a acheté i-Télé, et une grève d’un mois s’est soldée par le départ d’une centaine de journalistes. Rebaptisée CNews, i-Télé devient une chaîne d’opinion qui privilégie les commentaires sur les faits et les débats en studio plutôt qu’une information de terrain.
Considérant que l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) ne remplit pas bien son rôle, l’ONG Reporter sans frontières fait un recourt devant le Conseil d’État en 2022 et me demande, dans ce cadre, d’examiner dans quelle mesure CNews est une chaîne d’opinion. J’analyse, de façon très classique dans ce genre d’étude, les programmes, les thèmes, le rôle des animateurs, les invités que je compare avec la principale concurrente, BFM. Je montre alors que la stratégie de CNews est de recevoir quelques politiques encartés, mais surtout de donner une place très importante à des chroniqueurs engagés à droite ou à l’extrême droite.
C’est une stratégie habile car, à l’époque, l’Arcom décomptait uniquement le temps d’antenne des politiques encartés et pas des journalistes. Cela permettait à la chaîne de pencher à droite sans que cela apparaisse dans les calculs des temps d’antenne.
Est-ce que le service public a joué le jeu du pluralisme depuis les règles l’imposant à l’audiovisuel ?
F. J. : Dans son rapport de 2024, l’Arcom notait que « conformément à ses missions de service public, le groupe propose une offre d’information riche, diversifiée et pluraliste ». En ce qui concerne Radio France, l’Arcom a relevé, en 2023, des sous-représentations persistantes du Rassemblement national (RN), de Renaissance, de La France insoumise (LFI) et de Reconquête – sous-représentations qui ont été partiellement améliorées depuis.
En réalité, mesurer le pluralisme n’est pas simple. Le pluralisme se définit par la diversité des opinions et des tendances en présence, et pas seulement par une comptabilité. La question n’est pas uniquement de savoir qui est invité dans une émission, mais quel point de vue est exprimé. Dans son rapport de 2024, l’Arcom souligne, par exemple, à propos de CNews, « qu’en dépit notamment de la variété des thématiques abordées et de la diversité des intervenants, de nombreux sujets, tels que les violences commises contre les forces de l’ordre, le fonctionnement de la justice ou les effets de l’immigration sur le fonctionnement de notre société, apparaissaient traités de manière univoque, les points de vue divergents demeurant très ponctuels ».
Pour évaluer le pluralisme, il faut donc aussi une approche qualitative : analyser les discours des journalistes, des invités, des humoristes, etc. Quand Pascal Praud émet l’hypothèse que les punaises ont été apportées par les immigrés, on peut le classer à droite. Cela lui a valu une sanction de l’Arcom.
Lorsque vous avez sur CNews, dans « L’heure des pros », des chroniqueurs comme Charlotte d’Ornellas (JDD), Alexandre Devecchio (le Figaro), Georges Fenech (ancien député de l’UMP) et aucun chroniqueur de gauche, on cherche où est le pluralisme…
Sur France Inter, cette situation n’existe pas. Dans la matinale il y a des débats contradictoires. Certes Thomas Legrand a une sensibilité de gauche, il écrit dans Libération, mais Dominique Seux est un libéral qui écrit dans les Échos. Ce qui amène certains à penser que France Inter est de gauche, c’est que les journalistes ont une culture commune que j’appellerais humaniste et qui, en fait, peut être partagée par des personnes de gauche comme de droite. Reste que, pour certains médias de droite ou d’extrême droite, les valeurs humanistes fondamentales – respect des droits humains, égalité de tous devant la loi – ou même la défense de l’environnement vous classent immédiatement à gauche.
Notons enfin que si le pluralisme au sein d’une chaîne n’est pas toujours évident à mesurer, il est en revanche facile d’établir une sociologie des auditeurs et des téléspectateurs, cela est éclairant. Une étude de Julien Labarre montre que, sur une échelle gauche-droite, allant de 0 à 10, les spectateurs du service public se situent entre 5 et 5,2, au même niveau que le Français moyen qui se situe à 5,3. Les spectateurs de CNews sont, eux, les plus à droite et les plus homogènes en matière de préférence politique. Leur score oscille entre 6,5 pour ceux qui regardent la chaîne une fois par semaine et 7,5 pour ceux qui regardent plusieurs fois par semaine.
L’affaire Legrand-Cohen prouve-t-elle une connivence de certains journalistes de l’audiovisuel public avec la gauche ?
F. J. : Enregistrer une conversation privée à l’insu des intéressés, tronquer un extrait et le rendre public, ce sont des méthodes déloyales condamnées par la Charte de déontologie des journalistes, dite charte de Munich. Je ne comprends pas que l’on puisse échafauder une accusation à partir de ce type de preuves. Notons que l’image de cette conversation est prise à distance, ce qui montre que la personne qui l’a enregistrée s’est immiscée dans cette conversation à l’insu de ses participants. C’est la méthode qui est grave. Sur le fond, que Thomas Legrand soit de gauche n’est pas une découverte. Personnellement, je trouve très positif que l’on connaisse la tendance politique d’un journaliste : cela permet à l’auditeur de moduler ses propos. Il est beaucoup plus gênant que les journalistes s’avancent masqués sans que l’on sache qui ils sont. Concernant Patrick Cohen, je constate qu’il fait son travail de journaliste de façon pondérée, en se montrant critique en général. Je ne pense pas que l’on puisse lui reprocher quoi que ce soit.
Comment interpréter la mise à l’écart de Thomas Legrand décidée par la direction de France Inter ?
F. J. : J’ai été très étonné par la violence de cette mise à l’écart. Il me semble que la direction aurait pu assumer la présence d’un chroniqueur de gauche et répondre qu’il y avait aussi des gens de droite sur France Inter. Mais je suppose que cette direction a voulu se protéger dans un moment de vulnérabilité, alors que la loi Dati est dans les cartons et qu’elle vise à fusionner les différentes entités du service public. C’est un geste pour calmer les détracteurs du service public en leur disant « Vous voyez, on n’est pas de gauche » !
L’offensive ne vient pas uniquement des médias de droite privés, elle vient aussi de certains responsables politiques…
F. J. : Effectivement, à son arrivée au ministère de la culture, Rachida Dati a déclaré au JDD : « Le service public doit respecter toutes les opinions », laissant entendre que ce n’était pas le cas. Sa proposition de loi qui vise la fusion de plusieurs entités de l’audiovisuel public n’est sûrement pas une garantie de pluralisme. Le patron de la future entité unique sera-t-il indépendant ou inféodé au pouvoir ? C’est l’un des enjeux majeurs de cette réforme – outre l’objectif de faire des économies budgétaires. Je rappelle aussi que le RN, qui n’est pas loin d’accéder au pouvoir, veut tout simplement supprimer l’audiovisuel public en le privatisant.
L’Arcom vient de déclencher une enquête sur l’impartialité de l’audiovisuel public. Est-ce une démarche légitime et utile ?
F. J. : L’Arcom est dans son rôle. La question, c’est : Quels sont les indicateurs pour mesurer le pluralisme ? D’un point de vue méthodologique, comme je l’ai dit, il n’est pas simple de le mesurer. Au-delà de la mesure du temps d’antenne des politiques, il faut prendre en compte, non seulement qui est invité, mais aussi les animateurs, les humoristes, etc. Et surtout les discours tenus – ce que peuvent étudier des analystes de discours et des sémiologues.
Nous verrons les résultats de cette enquête concernant le service public. Mais ce qui est déjà établi, ce sont les nombreux manquements de Cnews. L’Arcom a déjà sanctionné cette chaîne pour « propos inexacts et manque de rigueur dans deux émissions », notamment en présentant l’avortement comme la première cause de mortalité mondiale, sans contradiction ni vérification. L’Arcom, qui n’a pas renouvelé la licence de C8 n’est certes pas allé aussi loin pour CNews. Il me semble que cela est lié à une mauvaise conception de la liberté d’expression, Roch-Olivier Maistre, président de l’Arcom (de janvier 2022 à février 2025), ayant déclaré devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, qu’interdire une chaîne, c’était mettre en cause la liberté d’expression.
Estimez-vous l’audiovisuel public en danger ?
F. J. : Ces attaques contre le service public relatives au pluralisme par des médias qui ne le respectent pas du tout en dit long sur l’état du débat dans notre pays. Les médias Bolloré réussissent à imposer leur narratif. On se retrouve à devoir défendre des médias pondérés accusés par des médias politisés et qui ne respectent aucune règle.
La présidente de France Télévisions Delphine Ernotte a raison de rappeler l’engagement politique de ces médias. Ce sont eux qui sont coupables d’infractions à la loi, pas le service public. La chercheuse Claire Sécail a bien montré que C8 et Cyril Hanouna véhiculaient des opinions d’extrême droite. Pour ma part, j’ai montré que des opinions de droite et d’extrême droite s’expriment dans les médias de Vincent Bolloré.
Ce qui est inquiétant aussi, c’est de voir que ces médias utilisent la stratégie du complotisme, avec en sous-texte la haine des élites incitant le contribuable à se révolter. Cela est illustré par la couverture du JDNews du mercredi 18 septembre, titrant « Ils donnent des leçons et complotent avec la gauche… avec vos impôts », sous la photographie de Patrick Cohen.
Aujourd’hui, le danger est évident et, pourtant, je vois peu d’intellectuels ou de politiques attachés au véritable pluralisme et à la qualité de l’information monter au créneau pour défendre un service public apprécié des Français (France Inter est la première radio de France.
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François Jost ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. France Inter et France Télévisions sont-ils de gauche, comme les en accusent CNews et les médias Bolloré ? – https://theconversation.com/france-inter-et-france-televisions-sont-ils-de-gauche-comme-les-en-accusent-cnews-et-les-medias-bollore-265689
