Guinée-Bissau : une élection présidentielle sous le signe d’une instabilité chronique

Source: The Conversation – in French – By Vincent Foucher, Chargé de recherche CNRS au laboratoire Les Afriques dans le Monde (LAM), Sciences Po Bordeaux

Les tensions montent en Guinée-Bissau à l’approche de l’élection présidentielle prévue le 23 novembre 2025. L’Assemblée nationale, dominée par l’opposition, a été dissoute en 2023. Quant àu président Umaru Sissoco Embaló, son mandat a pris fin en septembre. La justice bissau-guinéenne menace le principal opposant, Domingos Simões Pereira, qui vient d’annoncer son retour d’exil. Dans ce contexte tendu, l’armée mais aussi le trafic de cocaïne, qui implique une partie des élites politiques et militaires, restent déterminants. Le politologue et spécialiste de la région, Vincent Foucher, analyse pour The Conversation Africa les causes de cette instabilité récurrente.


Pourquoi le pays replonge-t-il si souvent dans des crises institutionnelles ?

La crise actuelle s’inscrit dans l’histoire et les structures économiques du pays. D’abord, la Guinée-Bissau est le seul pays d’Afrique de l’Ouest qui ait pris son indépendance, en 1973, au terme d’une lutte de libération (contre les colonisateurs portugais en l’occurrence). Ceci a donné un poids numérique (et budgétaire) et une légitimité à une armée qui se croit autorisée à intervenir dans le champ politique.

Ensuite, il s’agit d’un petit pays enclavé, encore très rural, qui avait été peu « mis en valeur » par le pouvoir colonial portugais. Aujourd’hui encore, la base économique du pays reste très faible. C’est une noix apéritive, la noix de cajou, qui fait l’essentiel des exportations.

Le gros de la population se débrouille pour subsister dans les campagnes. Mais pour la petite élite urbaine, l’accès à l’État est absolument essentiel : être au pouvoir permet d’avoir les quelques contrats publics disponibles (beaucoup d’hommes politiques sont en même temps commerçants et entrepreneurs), mais aussi des avantages proprement vitaux, comme la possibilité de faire financer au compte de l’État des soins médicaux à l’étranger – le système de santé local est en très mauvais état.

Pour vivre, il faut donc être au pouvoir. Ceci détermine une sorte de cycle : une coalition de mécontents et d’opposants se forme ; elle parvient à prendre le pouvoir par des moyens légaux (élections ou formation d’une nouvelle coalition majoritaire à l’Assemblée) ou bien par des moyens illégaux ; la répartition des avantages suscite des mécontentements dans la coalition, qui se fissure progressivement ; une nouvelle coalition se forme qui va tenter de prendre le pouvoir…

Cette tendance à l’instabilité factionnelle est encore aggravée par des dimensions institutionnelles. En effet, la Constitution actuelle est une sorte de compromis, résultat de crises précédentes. Elle est de type mixte, bicéphale, semi-présidentielle, avec un président puissant et un Premier ministre autonome, normalement issu de la majorité parlementaire. La constitution bissau-guinéenne diffère ainsi des régimes présidentiels plus stables des pays voisins. Ses flous permettent des interprétations et des manœuvres, rendant rares les résolutions institutionnelles crédibles.

C’est cet ensemble de facteurs qui explique la récurrence des crises politiques, et l’on a bien du mal à voir le chemin de sortie.

Quels sont les facteurs qui vont influencer le résultat de la prochaine élection présidentielle ?

Assez bizarrement, depuis le passage du pays à des élections pluralistes en 1994, même si le jeu politique est très tendu, les scrutins se passent plutôt bien et ont été plutôt crédibles. Est-ce que, cette fois-ci, les choses seront différentes ? Le président sortant, Umaro Sissoco Embaló, semble plutôt nerveux et il défend assez « haut ».

Dès 2023, Embaló a paralysé l’Assemblée nationale – contrôlée par le principal parti d’opposition, le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert (PAIGC). Récemment, il vient de placer des alliés à des postes clés, notamment à la cour suprême et à la commission électorale. Il utilise la justice pour neutraliser ses opposants, et beaucoup d’observateurs estiment qu’il est derrière une série d’agressions mystérieuses dont certains de ses critiques ont été victimes.

Par ailleurs, Embaló s’emploie à recréer une coalition. Après avoir rompu avec le parti sous le drapeau duquel il s’était fait élire, le Mouvement pour l’alternance démocratique (Madem), il s’est récemment réconcilié avec le chef de ce mouvement, l’homme d’affaires Braima Camará, qu’il a nommé Premier ministre.

Le principal adversaire d’Embaló, Domingos Simões Pereira, président du PAIGC, avait dû se résigner à l’exil pour échapper à des poursuites qui semblent, en partie au moins, politiques, mais il vient d’annoncer son retour. Prendra-t-il vraiment le risque d’une arrestation ? Et s’il n’est pas candidat, qui pourra faire campagne et avec quelles ressources ? Quel est l’état réel d’un électorat bissau-guinéen très composite et qui évolue sur le plan démographique ? Si Embaló suscite beaucoup de réserves parmi les élites urbaines, a-t-il su consolider son influence dans d’autres réserves de voix ? Ses alliés supposés, et notamment Braima Camará, vont-ils effectivement mobiliser pour lui ?




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Quel est le rôle de l’armée dans cette lutte pour le pouvoir ?

Comme je l’ai mentionné, l’armée joue un rôle historique lié à la lutte de libération du pays. Depuis la libéralisation politique des années 1990, elle surveille de près la vie politique, car elle craint d’être réformée, de voir son poids et ses budgets réduits. Or l’armée est un point d’accès essentiel à l’État pour un certain nombre de gens, notamment parmi la communauté balante.

Lors de la guerre civile de 1998-1999, l’armée s’était donc rangée massivement contre le président Nino Vieira, qui tentait de réduire son poids, son coût et son influence.

Depuis, beaucoup d’acteurs politiques cultivent leurs relations avec certains chefs militaires pour tenter de s’imposer. Cela a abouti parfois à des épisodes très violents, comme en 2009, quand le chef d’état-major d’alors a été tué dans un attentat et que des militaires sont allés ensuite assassiner le président Vieira.

En 2012, l’armée avait finalement pris le pouvoir directement, obtenant le départ d’une force angolaise que le Premier ministre PAIGC d’alors, Carlos Domingos Gomes Jr, avait amenée, sans doute dans l’espoir de réformer l’armée à sa façon. Mais ce coup d’État avait suscité une réprobation internationale et un isolement douloureux pour le pays, et l’armée avait rendu le pouvoir aux civils en 2014, tout en prenant soin de maintenir le PAIGC à distance du pouvoir.

Embaló a remporté son premier mandat grâce au soutien de l’armée, qui a consolidé son élection en 2020 en prenant le contrôle du Parlement. Depuis, il entretient de bonnes relations avec l’armée tout en restant méfiant, n’étant pas issu de la communauté balante dominante dans les hauts rangs militaires, à commencer par le chef d’état-major général, Biague na Ntan.

De façon symptomatique, Embaló a fait revenir à Bissau la petite mission militaire de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) qu’il avait d’abord fait partir après sa prise de fonction et qui a pour mission de « protéger les institutions ». Surtout, il a formé une garde présidentielle importante et à sa main.

Quelques signes récents suscitent l’inquiétude. D’abord, Rui Duarte Barros, le Premier ministre qu’il a évincé pour renouer avec Braima Camará, est un proche parent du chef d’état-major général.

Ensuite, depuis que Embaló a rompu avec le chef de sa garde (pour des raisons jamais éclaircies mais qui suscitent beaucoup de rumeurs), ce dernier est à l’état-major, dans une forme de détention qui pourrait aussi bien être une manière de le protéger contre le président.

L’armée bissau-guinéenne pourrait bien se sentir à nouveau légitime pour intervenir en cas de crise politique. L’exemple des juntes voisines pourrait bien renforcer cette tentation.

La Guinée-Bissau est souvent décrite comme un narco-État. Est-ce un facteur politique ?

La Guinée-Bissau s’est en effet fait remarquer comme hub lors d’une première poussée du trafic de cocaïne d’Amérique latine vers l’Europe par l’Afrique, à partir du milieu des années 2000. Les trafiquants internationaux ont cultivé des connexions au sein des élites politiques et sécuritaires à Bissau. Dans un épisode célèbre, la police sénégalaise avait trouvé en 2007 dans une ferme occupée par des trafiquants colombiens un tableau blanc avec un organigramme de l’État bissau-guinéen…

Les trafiquants en Afrique de l’Ouest ont collaboré avec des segments des élites locales. Mais le trafic est compétitif, chaotique et très visible, contrairement aux pays voisins où il est mieux tenu et plus discret. En Guinée-Bissau, les conflits internes ont même parfois permis à la police judiciaire d’agir, même si la justice a au final souvent laissé s’échapper les principaux responsables. Cette instabilité a même pu détourner les gros trafiquants latino-américains vers des pays plus stables.

L’argent de la drogue s’est donc ajouté aux autres ressources et enjeux qui alimentent les luttes politico-militaires, comme les contrats publics, le bois et les licences de pêche. Ainsi, selon un proche, le chef d’état-major Tagme na Wai, assassiné en 2009, lui aurait confié qu’il n’avait d’autre choix que de s’impliquer dans le trafic s’il voulait garder le contrôle de l’armée, car des chefs militaires concurrents utilisaient l’argent de la drogue pour renforcer leur influence sur la troupe.

Des soupçons pèsent en tout cas sur Embaló et sur sa volonté de lutter contre le trafic, en particulier avec le besoin d’argent que suscitent les élections à venir. Depuis qu’il est au pouvoir, des trafiquants notoires sont de retour à Bissau, et des affaires judiciaires ont tourné court – ainsi, en 2022, la justice bissau-guinéenne a acquitté deux trafiquants connus, poursuivis après une saisie de 1,8 tonne de cocaïne.

The Conversation

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