Mourir pour divertir : Jean Pormanove et l’économie du sadisme numérique

Source: The Conversation – France in French (3) – By Dulaurans Marlène, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, spécialisée en criminologie appliquée au numérique, Université Bordeaux Montaigne

Raphaël Graven, dit Jean Pormanove, en octobre 2022
Narutovie/Wikimédia, CC BY

La mort en direct du streamer Jean Pormanove, en août 2025, illustre un système où la cruauté humaine est convertie en spectacle et se transforme en source de profit. La plateforme Kick, qui hébergeait son émission, n’est pas une exception dans le paysage du « trash streaming ».


Le 18 août 2025, Raphaël Graven, influenceur français connu sous le pseudonyme de Jean Pormanove, est mort en direct après 298 heures de diffusion ininterrompue. Sa chaîne, le Lokal, hébergée sur la plateforme Kick rassemblait près de 193 000 abonnés. Pendant douze jours, ce quadragénaire a enduré des sévices infligés par ses partenaires de live stream devant une audience massive. Bien que l’autopsie ait conclu à une cause médicale, ce drame dépasse le fait divers. Il illustre surtout un système où la cruauté humaine est convertie en spectacle et chaque instant de souffrance se transforme en source de profit.

Les circonstances de la mort de Jean Pormanove, si extrêmes soient-elles, s’inscrivent dans une histoire déjà longue de la violence médiatisée. Dès les années 2000, le phénomène du happy slapping, qui vise à filmer le passage à tabac d’une personne pour l’exhiber ensuite sur les réseaux sociaux, met en scène une véritable théâtralisation de l’agression en ligne (Marlène Dulaurans, 2024). L’acte violent cesse d’être un simple débordement pour devenir une performance destinée à un public.

Comme l’analyse Umberto Eco (2004) à propos de la « carnavalisation » des mœurs, les frontières entre spectacle et réalité s’effacent et les limites de l’outrage sont constamment repoussées. Là où le happy slapping restait à l’époque ponctuel, impulsif et plutôt confiné à des cercles adolescents, le cas Pormanove marque une bascule vers un dispositif beaucoup plus construit et planifié. Cette évolution fait écho à Zygmunt Bauman (2010), pour qui l’exposition répétée à des images de violence conduit à une désensibilisation progressive face à la cruauté. Son stream de 298 heures en constitue l’aboutissement : la violence n’est plus improvisée, mais devient un flux continu de souffrance exploité en contenus médiatiques.

Quand la souffrance rapporte

Cette affaire révèle surtout la naissance d’un marché de la cruauté en ligne, où chaque coup et insulte se traduit par un don, un abonnement ou un « tip », transformant la douleur en revenus. Plus de 36 000 euros ont été récoltés au cours du dernier live stream de Jean Pormanove. Une véritable économie du sadisme numérique s’est enclenchée, reposant essentiellement sur trois piliers : la marchandisation de la vulnérabilité (Jean Pormanove devient un produit), la gamification de la violence (les dons déclenchent des sévices), et la fidélisation de l’audience par l’escalade permanente des sévices infligés.

Les spectateurs ne sont plus de simples voyeurs, mais deviennent dans ce contexte des investisseurs actifs dans la production du morbide. Jacqueline Barus-Michel (2011) soulignait que ces pratiques mêlent « violence, jouissance, voyeurisme et exhibitionnisme ». Dans l’affaire Pormanove, cette combinaison devient ici un modèle d’affaires structuré où chaque émotion négative génère de la valeur marchande et alimente un circuit économique fondé sur la souffrance.

La fiction du consentement

Les deux principaux instigateurs des sévices, identifiés comme « Narutovie » et « Safine », affirment que Jean Pormanove aurait consenti à ces violences, qualifiant leur implication de participation à « une pièce de théâtre géante », avec du « contenu très trash » (RTL, 2025) mais totalement assumé. Cependant son isolement social, sa dépendance financière et la manière dont la culpabilité pouvait lui être imputée (trois éléments caractéristiques de l’emprise, selon Marie-France Hirigoyen [2003]) mettent en lumière un écosystème qui semblait exploiter ces vulnérabilités.

Dans l’affaire Pormanove, ces trois mécanismes se combinent : l’isolement progressif par des streams répétés coupant tout lien avec le monde extérieur ; la dépendance renforcée par des revenus cumulés constituant une part importante des ressources du groupe ; l’inversion de la culpabilité, où les sévices présentés comme du divertissement macabre mais consenti, transfère la responsabilité sur la victime, qui devient « complice » de sa propre exploitation.

Cette dynamique transforme le prétendu consentement en une façade légale qui semble masquer une autre réalité. Dans ce contexte, la victime apparaît comme instrumentalisée. Ses choix et sa dignité semblent conditionnés par la dynamique de groupe, la pression des pairs et l’intérêt économique. L’illusion de libre arbitre peut alors servir de justification aux auteurs des faits pour se déresponsabiliser.

La distanciation comme désinhibition

Cette économie du sadisme prospère grâce à la distanciation que le numérique instaure entre l’acte violent et ses témoins. L’écran fonctionne ici comme un filtre moral qui transforme la souffrance réelle en un divertissement consommable, sans confrontation directe au visage de la victime (Christine Delory-Momberger, 2022).

Cette absence de contact, cette impossibilité de croiser le regard, voire de percevoir la vulnérabilité physique, opèrent une forme de déshumanisation. D’un côté, la victime se trouve réduite à une image sur un écran, privée de sa réalité corporelle et émotionnelle. De l’autre, le spectateur peut exercer sa cruauté par procuration sans assumer la responsabilité morale qu’imposerait une présence physique.

Le voyeurisme se trouve ainsi décomplexé par le dispositif technique. On ne torture plus une personne, on participe à un stream, on ne finance pas des sévices, on soutient un créateur de contenu. Le numérique permet ainsi à des individus ordinaires de devenir les financiers d’actes qu’ils n’oseraient jamais commettre en personne, une nouvelle forme de banalité du mal (Hannah Arendt, 1963).

Kick, l’infrastructure idéale de cette économie du sadisme numérique

La plateforme Kick incarne ce marché de la souffrance en ligne. Fondée en 2022 par les propriétaires de Stake, l’un des sites les plus importants des casinos et jeux d’argent en ligne, elle s’est positionnée comme l’anti-Twitch, misant sur l’absence de modération pour capturer les contenus interdits.

Ses dispositifs techniques (dons directs, compteurs d’audience, mécaniques de surenchères) transforment chaque interaction en incitation à intensifier la violence. Kick encourage ainsi une course vers le fond, cherchant à attirer les créateurs en abaissant ses standards éthiques, et propose des rémunérations plus avantageuses que ses concurrents, parce qu’elle accepte de monétiser ce que les autres refusent de faire.

Kick n’est toutefois pas une exception dans ce paysage de trash streaming. DLive, BitChute, ou encore Rumble, aujourd’hui inaccessible en France, sont autant de plateformes permissives accueillant des contenus tout aussi controversés. Leurs dispositifs monétisés (cryptomonnaie, financements participatifs externes, etc.) transforment également à leur manière les spectateurs en complices économiques de cette violence devenue produit.

Réguler l’irrégulable ?

L’inaction apparente des autorités révèle les limites du Digital Service Act face à cette économie du sadisme numérique. Avec seulement 3,5 millions d’utilisateurs en Europe, Kick reste une plateforme de taille intermédiaire qui échappe aux obligations renforcées imposées aux Very Large Online Plateformes (VLOP) fixées à partir de 45 millions d’utilisateurs. Elle aurait toutefois dû, depuis février 2024, désigner un représentant légal dans l’Union européenne, comme l’exige le DSA pour toutes les plateformes opérant sur le territoire européen. En réalité, nombre d’acteurs de taille moyenne ont longtemps tardé à se conformer à cette règle, profitant d’une zone grise de la régulation.

À cette faille juridique s’ajoutent la complexité technique et la dilution des responsabilités, qui empêchent le système pénal de traiter efficacement un modèle qui marchandise la souffrance. La régulation reste limitée, faute d’avoir conceptualisé cette économie comme un secteur d’activité spécifique nécessitant un cadre juridique plus adapté.

Jusqu’où sommes-nous prêts à aller ?

Cette économie repose sur un cercle vicieux : les plateformes fournissent l’infrastructure technique et prélèvent leur commission, les organisateurs produisent du contenu sadique et en captent les revenus directs, tandis que l’audience finance le spectacle et alimente la surenchère par ses dons et par ses abonnements. Chaque acteur peut se déresponsabiliser, invoquant son rôle limité dans ce mécanisme pervers, alors que tous participent à sa perpétuation.

À la lumière de ces éléments, la mort en direct de Jean Pormanove ne peut être considérée comme un accident. Elle illustre l’aboutissement logique d’un modèle qui transforme méthodiquement la dignité humaine en marchandise. Cette économie du sadisme numérique n’existe que par notre participation. Jean Pormanove est mort pour notre divertissement, dans un système que nous avons collectivement contribué à créer et à entretenir.

The Conversation

Dulaurans Marlène ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Mourir pour divertir : Jean Pormanove et l’économie du sadisme numérique – https://theconversation.com/mourir-pour-divertir-jean-pormanove-et-leconomie-du-sadisme-numerique-264628