Source: The Conversation – France (in French) – By Christian de Perthuis, Professeur d’économie, fondateur de la chaire « Économie du climat », Université Paris Dauphine – PSL

L’utilisation du vent pour déplacer les navires est un levier sous-estimé de décarbonation du transport maritime. Malgré des débuts prometteurs en Europe, l’émergence de cette nouvelle industrie risque d’être contrariée par les menaces américaines qui pèsent sur les projets de régulation de l’Organisation maritime internationale.
L’usage du vent comme énergie d’appoint est une piste prometteuse pour accélérer la décarbonation du transport maritime sans attendre la mise au point de carburants alternatifs aux énergies fossiles, coûteux à produire. C’est pourquoi le marché de la propulsion vélique assistée connaît actuellement un renouveau.
On pourrait aller plus loin, avec la propulsion vélique principale, où le moteur du navire n’est plus utilisé que pour les manœuvres dans les ports ou pour raison de sécurité ou de ponctualité. Les gains de CO2 changent alors d’échelle, atteignant de 80 à 90 %. La neutralité carbone peut alors être atteinte si le moteur annexe utilise une énergie décarbonée.
Cette approche a d’autres avantages : d’autres nuisances, comme le bruit sous-marin et les dégâts provoqués par le mouvement des hélices, sont également réduites ou éliminées. Les cargos à voile de l’ère moderne sont ainsi susceptibles de contribuer à une mue en profondeur des transports maritimes.
L’Organisation maritime internationale (OMI) doit, à l’occasion d’une réunion qui se tient du 14 au 17 octobre 2025 à Londres, entériner un projet d’accord de décarbonation des flottes et de tarification carbone. Mais les États-Unis s’opposent à cette décision et menacent de représailles commerciales les pays qui appliqueraient ces régulations aux navires de commerce.
À lire aussi :
Le vent, un allié pour décarboner le transport maritime
De l’artisanat à l’industrie, bienvenue dans l’ère moderne des cargos à voile
Les pionniers du cargo à voile ont démarré petit, d’abord à l’échelle artisanale. Dans des années 2010, les fondateurs de la société TOWT ont affrété de vieux gréements pour faire traverser l’Atlantique à des denrées coûteuses (rhums, épices…). Le Grain de Sail 1, lancé en 2020 par l’entreprise du même nom, a une capacité d’emport de 50 tonnes.
Cela reste limité, quand certains porte-conteneurs peuvent déplacer jusqu’à 300 000 tonnes. La filière est toutefois en train de basculer à l’échelle industrielle. Les cargos de la flotte de TOWT peuvent emporter aujourd’hui de 1 000 à 1 100 tonnes de marchandises.

Fourni par l’auteur
Le Grain de Sail 3 – dont le lancement est prévu pour 2027 – aura une capacité de 2 800 tonnes. Le roulier (navire capable de charger et décharger sa cargaison par roulage de véhicules) Neoliner Origine, en cours de test par la société Neoline, pourra en transporter près du double. L’OceanBird, développé par des opérateurs suédois, promet de son côté d’embarquer 7 000 véhicules.
L’innovation plutôt que la course au gigantisme
Le secteur n’est pourtant pas à l’aube d’une course au gigantisme, similaire à celle menée par les porte-conteneurs, vraquiers et autres tankers géants. L’industrialisation de la navigation à voile repose avant tout sur une myriade d’innovations qui préfigurent une reconfiguration de l’activité.
Au plan technique, il s’agit d’abord de capter au mieux l’énergie du vent. De nombreuses innovations sont issues du monde de la compétition, à l’image de la flotte de trimarans cargos que la compagnie Vela compte déployer à partir de 2026.
L’efficacité des cargos à voile doit également beaucoup aux progrès de la science du roulage, qui optimise les routes au gré des caprices des vents.
Autre innovation cruciale : le couplage du vent à une autre source d’énergie décarbonée, à l’instar du projet de porte-conteneurs de la société Veer, qui associe la voile à de l’électricité fournie par de l’hydrogène vert.
Les cargos à voile ne visent pas la vitesse, mais la ponctualité. La vitesse de croisière en propulsion vélique principale est moitié moindre que celle des géants actuels des mers. La taille plus modeste des navires permet cependant d’utiliser des ports secondaires plus proches des destinations. Ces trajets dits « point à point » réduisent les temps d’attente devant les ports, le nombre des transbordements nécessaires ainsi que l’empreinte carbone totale des opérations de fret.
Les cargos à voile permettent d’ailleurs d’exploiter des lignes difficiles à exploiter à l’heure actuelle par les flottes actuelles. La compagnie Windcoop ambitionne ainsi d’ouvrir la première ligne régulière de fret entre l’Europe et Madagascar, libérant l’île des contraintes de transbordement. L’usage du vent pourrait également donner une seconde vie au cabotage (transport sur de courtes distances), à l’image du projet le Caboteur des îles à Belle-Île-en-Mer (Morbihan).

Citoyens Financeurs
L’industrialisation du transport vélique génère enfin nombre d’innovations socioéconomiques. Activité hautement capitalistique, le transport vélique exige des apports élevés en capital. Pour des sociétés comme Windcoop ou TOWT, le recours au financement participatif a facilité les levées de fonds et renforcé l’adhésion citoyenne.
Enfin, l’usage de la voile est attractif. Cela facilite le recrutement d’équipages qualifiés et peut séduire les croisiéristes d’un nouveau type. En effet, bon nombre de cargos à voile disposent de cabines pour faire partager à des touristes d’un nouveau genre l’expérience du voyage.
À lire aussi :
Des voiliers-cargos pour réimaginer le transport de marchandises
Les sentiers risqués de la « vallée de la mort »
La propulsion vélique est une industrie naissante : on décompte aujourd’hui 36 équipementiers recensés par l’association Wind Ship et 90 armateurs engagés et l’exploitation ou la construction de plus de 100 navires dans le monde.
L’Europe y occupe une place prépondérante, avec quelques concurrents asiatiques progressant rapidement. Fort bien positionnée, la France aligne 14 équipementiers, trois usines sur son territoire et la première flotte de cargos véliques au monde.
Mais le chemin de l’industrie du transport vélique n’en demeure pas moins semé d’embûches. Cette industrie aborde un tournant décisif, baptisé « vallée de la mort » par les économistes. Il s’agit de passer de l’innovation visionnaire à l’échelle industrielle.
Pour traverser cette vallée, il faut parvenir à baisser les coûts. Cela implique d’investir dans un changement d’échelle de production et d’élargir les débouchés commerciaux. Or, cette transition s’opère rarement de façon spontanée, car ce passage remet en cause les positions des acteurs historiques.
Ainsi, une cause récurrente de mortalité des innovations est l’inadéquation des soutiens publics lors des premières étapes du parcours, comme l’a illustré l’élimination des leaders européens et japonais du photovoltaïque.
C’est donc maintenant que se joue l’avenir du transport vélique. Il repose avant tout sur l’écosystème des acteurs qui y croient et investissent dans son avenir. Il dépend également des choix politiques, dans un contexte incertain.
À lire aussi :
D’où viennent les innovations ?
L’Organisation maritime internationale sous le coup d’une offensive trumpienne
À l’échelle européenne, l’inclusion du transport maritime dans le système d’échanges de quotas est un levier important pour l’équilibre économique de la propulsion vélique qui repose sur la gratuité du vent. Cette inclusion, encore partielle, doit être menée à son terme.
Deux leviers supplémentaires pourraient accélérer son déploiement :
-
flécher une partie du produit des enchères du système de quotas de CO₂ vers un fonds consacré au transport vélique,
-
ou encore, utiliser la commande publique pour favoriser les produits utilisant ce mode de transport.
En France, l’utilisation de la commande publique, figurant dans le Pacte vélique cosigné par l’État et par les acteurs de la filière en 2024, est restée embryonnaire, avec une seule opération au profit de la voile gonflable développée par Michelin.
Par ailleurs, le dispositif de suramortissement fiscal pour faciliter les investissements est fragilisé par le contexte budgétaire du pays, de même que l’utilisation de garanties publiques. Une loi transpartisane – ce n’est pas vraiment dans l’air du temps – serait l’outil approprié pour sécuriser le dispositif, au moment où l’Organisation maritime internationale (OMI) subit une offensive américaine.
En octobre 2025, le comité spécialisé de l’OMI doit entériner le projet d’accord sur la décarbonation des flottes et la tarification carbone. Les États-Unis s’opposent à cette décision et menacent de représailles commerciales les pays qui appliqueraient ces régulations aux navires de commerce. Un tel retour au statu quo antérieur serait un mauvais coup porté à la décarbonation du transport maritime.
Les États-Unis parviendront-ils à leur fin en mobilisant les forces politiques et économiques hostiles à la transition bas carbone ? Réponse le 17 octobre prochain, au siège de l’OMI, à Londres.
![]()
Christian de Perthuis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Les cargos à voile, une industrie émergente face aux incertitudes politiques – https://theconversation.com/les-cargos-a-voile-une-industrie-emergente-face-aux-incertitudes-politiques-264436
