Source: The Conversation – in French – By Ben Voyer, Cartier Chaired Professor of Behavioural Sciences, Full Professor, Department of Entrepreneurship, ESCP Business School
Qu’y a-t-il en commun entre le secteur du luxe et celui de l’automobile ? Il y a encore peu poser la question serait apparu incongru tant les points communs entre les promoteurs du « toyotisme » et ceux de la dépense somptuaire semblaient improbables. L’arrivée de Luca de Meo (ex-Renault) à la tête de Kering signale un changement pour le groupe fondé par François-Henri Pinault, mais aussi pour le secteur dans son entier. La fin de la récréation est-elle définitivement sifflée ?
Cette semaine à l’occasion de l’assemblée générale de Kering, Luca de Meo a officiellement pris sa place à la tête du deuxième plus grand groupe de luxe français. Le choix de l’ancien dirigeant de Renault comme nouveau PDG interroge. À biens et services d’exception, stratégie d’exception : Le luxe peut-il survivre à une logique d’optimisation financière comme on en trouve dans l’industrie et les FMCG ?
Le luxe en pleine mutation
Depuis les années 90, l’essor de conglomérats comme LVMH et Kering a fondamentalement changé l’industrie du luxe, en créant une logique industrielle plus qu’une logique de marque. Les conglomérats ont su ainsi profiter des marges bénéficiaires élevées dans le luxe et ont utilisé un effet de levier financier pour se développer rapidement et acquérir des marques. En profitant d’économies d’échelles allant du parc immobilier, des budgets de marketing permettant de négocier avec les principaux médias, ou encore la négociation des coûts de production avec les sous-traitants.
Cette stratégie est aujourd’hui remise en question. Les marques de luxe luttent contre la saturation, la dégradation de la qualité perçue et une perte d’exclusivité alors qu’elles poursuivent leur stratégie de croissance à travers le volume. Il existe un décalage croissant entre la perception des consommateurs des prix du luxe et la qualité des produits. De nombreuses marques sont perçues, à tort ou à raison, comme ayant rogné sur l’artisanat et les matériaux tout en augmentant considérablement les prix, s’appuyant principalement sur le marketing pour justifier les coûts. L’industrie se situe à un tournant, avec de nombreuses marques affirmant qu’elles se concentreront sur “la valeur plutôt que le volume” à l’avenir. Cependant, il reste à voir si elles peuvent vraiment revenir aux fondamentaux du luxe, à savoir l’artisanat et une rareté authentique et non orchestrée.
Le nouveau rôle de PDG dans le luxe
Traditionnellement, les marques de luxe étaient des entreprises familiales, avec un leadership transmis de génération en génération. Cela permettait de préserver l’héritage de la marque et la dimension artisanale. Les décisions étaient prises avec une vision de long terme, en opposition avec les diktats de la bourse et la logique financière, qui imposent des communications financières régulières. Ce modèle est d’ailleurs toujours suivi par Hermès, dont le PDG, Axel Dumas, appartient à la sixième génération de la famille Hermès-Dumas.
Un deuxième modèle a par la suite émergé, consistant à recruter des PDG de l’industrie du luxe, qui étaient en phase avec les aspects uniques de la gestion des marques de luxe. Cette vision a dominé durant l’expansion rapide et massive des marques de luxe, qui sont passées de champions régionaux de l’excellence et du savoir-faire européen à des leaders mondiaux des biens haut de gamme à forte valeur ajoutée. C’est notamment aujourd’hui le cas de Nicolas Bos, nouveau PDG de Richemont – le conglomérat suisse du luxe – qui était anciennement à la tête de Van Cleef & Arpels.
Plus récemment, un nouveau modèle semble émerger, où les marques de luxe commencent à recruter des PDG d’autres industries, en particulier des entreprises de biens de première consommation (FMCG). Cela a été le cas notamment de Leena Nair chez Chanel, débauchée de chez Unilever, et de Luca de Meo chez Kering. Cela apporte de nouvelles approches de gestion mais crée également des tensions avec les valeurs traditionnelles du secteur.
Une production industrielle
En effet, l’approche FMCG a introduit une gestion financière plus rigoureuse, une optimisation de la segmentation et du ciblage marketing, une stratégie de croissance basée sur les extensions de marques, et une production à l’échelle industrielle dans le luxe. Cependant, cela met aussi à mal l’accent mis sur la créativité, l’artisanat et l’exclusivité, dans le luxe.
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Ces nominations peuvent certes proposer un regard neuf sur l’industrie : la nomination de Leena Nair, à la tête de Chanel, apporte une expertise en ressources humaines, dans un secteur où les talents sont rares. Des questions demeurent cependant, par exemple, quant à l’intégration de l’excellence dans le service et l’expérience, où les pratiques du secteur du luxe sont sans commune mesure avec les pratiques du secteur de la grande consommation.
La spécificité Kering
Pour Kering et son nouveau CEO, les défis sont nombreux. On peut noter une chute de 25 % des ventes chez Gucci – la marque phare du groupe – et d’autres marques sous-performantes dans son portefeuille. Le nouveau PDG devra s’attaquer à ces problèmes.
L’entreprise s’est développée rapidement en utilisant un effet de levier financier, mais cette stratégie a peut-être atteint ses limites compte tenu de l’endettement actuel de Kering. De nombreuses préoccupations demeurent quant à la dilution des marques du groupe, et la perte d’exclusivité. L’approche traditionnelle des groupes de luxe, qui consiste à prendre des marques à la mode ou en perte de vitesse, et de les relancer en appliquant des stratégies de marketing – augmenter la désirabilité et la perception de valeur – et de vente au détail, à travers l’expérience client, peut ne plus être aussi efficace sur le marché actuel.
Le choix du nouveau PDG – un ancien de chez Renault qui a l’habitude d’opérer dans une industrie à maturité, ou la création de plates-formes est importante, ainsi que la préservation des marges – témoigne de l’arrivée à maturité de l’industrie. Cette stratégie consiste à concentrer les efforts marketing sur les produits phares à forte valeur ajoutée – la maroquinerie, la beauté, et les accessoires (e.g., lunettes de soleil). Pour ce type de produits, une logique de plate-forme peut être mise en place, où les synergies entre marques permettent de produire et distribuer à moindre coût, quitte à sacrifier l’individualité des marques.
Plateformisation du luxe
Le nouveau PDG devra équilibrer la performance financière avec la préservation du capital de la marque et de l’exclusivité. Cela peut nécessiter des décisions difficiles concernant la réduction de certaines opérations ou la cession de marques sous-performantes. Une stratégie de retour à l’exclusivité, en diminuant le nombre de boutiques et en se focalisant sur les pièces à forte valeur ajoutée, a été utilisée avec succès par Chanel dans les années 1980.
Le nouveau patron de Gucci, Balenciaga ou Bottega Veneta aura fort à faire pour montrer qu’un PDG venant de l’extérieur de l’industrie du luxe peut s’atteler avec succès à ces défis et restaurer la trajectoire de croissance de Kering tout en maintenant son positionnement de luxe.
Ces difficultés reflètent les difficultés plus larges d’un modèle qui a adopté des tactiques de marché de masse, traitant des produits émotionnels et créatifs comme des marchandises. Cette approche de « FMCG des riches » présente un risque réel d’éroder ce qu’est l’essence même du luxe.
Des pressions contradictoires
Les marques de luxe font face à des pressions contradictoires – maintenir l’exclusivité et l’artisanat tout en livrant la croissance et les bénéfices attendus par les marchés financiers et les propriétaires de conglomérats. L’industrie a peut-être atteint les limites de sa stratégie d’expansion. En témoigne l’ouverture de magasins dans des villes de deuxième ou troisième niveau à l’échelle mondiale et le lancement constant de nouvelles catégories de produits diluent l’équité de la marque.
Par ailleurs, il existe une tension grandissante entre le leadership créatif/artistique et la gestion financière/opérationnelle dans les maisons de luxe. Le traditionnel « duo magique » du directeur créatif et du leader commercial est perturbé. L’aura d’une marque du luxe se construit avant tout autour d’une figure charismatique, à la fois créative, visionnaire, mais aussi attachée à une marque sur la durée.
Enfin, Il y a de plus en plus de préoccupations concernant la durabilité à long terme des modèles commerciaux de luxe actuel, en particulier leur dépendance au marketing plutôt qu’à la qualité et à l’exclusivité authentiques pour justifier des prix élevés.
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Ben Voyer a reçu des financements de la Chaire de Recherche Turning Points ESCP HEC Paris Cartier.
Perrine Desmichel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Arrivée de Luca de Meo à la tête de Kering : le luxe devient-il un secteur comme les autres ? – https://theconversation.com/arrivee-de-luca-de-meo-a-la-tete-de-kering-le-luxe-devient-il-un-secteur-comme-les-autres-265325
