Source: The Conversation – in French – By Bérénice Hamidi, Professeure en esthétiques et politiques des arts vivants, Université Lumière Lyon 2
Le mouvement international #MeToo de lutte contre les violences sexuelles et sexistes a, en quelques années, mis en évidence le poids et l’enracinement historique des dominations exercées sur les femmes dans la société moderne. Que signifie l’expression « culture du viol » apparue dès lors dans l’espace public pour en rendre compte ? Quelle réalité traduit-elle ?
Depuis #MeToo, on commence à reconnaître le caractère massif et structurel des violences sexuelles et sexistes. Mais il reste à percer un mystère : pourquoi sont-elles si omniprésentes dans nos sociétés ? C’est ce que vise à comprendre l’expression « culture du viol », qui a émergé dans le débat public, mais qui est souvent mal comprise et semble donc exagérée à beaucoup, qui rétorquent :
« Mais enfin, nous ne vivons pas dans une société qui promeut le viol ! Tous les hommes ne sont pas des violeurs ! »
C’est vrai. Mais l’expression « culture du viol » vise à analyser une réalité bien plus diffuse et dérangeante. La notion a été élaborée dans les années 1970 aux États-Unis par des sociologues féministes pour saisir un point aveugle de notre organisation sociale. Elle désigne à la fois une contradiction puissante et la stratégie collective de défense qui nous permet de faire avec.
La culture du viol : sous l’expression choc, une réalité complexe
Quand on pense au mot « viol », on a en tête une scène bien identifiée : l’agression sauvage d’une femme, jeune et jolie et court vêtue, au fond d’un parking, par un inconnu armé et dangereux. Cette image nous repousse… mais elle nous rassure aussi. Car elle est aux antipodes de la réalité statistique des violences sexuelles et sexistes (VSS).
Dans la vie réelle, les agressions sont avant tout commises par des proches, et n’impliquent donc que rarement une violence déchaînée, mais plutôt d’autres formes de contrainte moins visibles (économique, affective, psychologique, etc.).
Et ce n’est pas un hasard si notre image type du viol nous empêche de voir en face la réalité des violences sexistes et sexuelles. Elle est faite pour ça, pour nous empêcher de voir ou plutôt nous permettre de ne pas voir. Et pour rendre ainsi supportable le gouffre qui sépare, d’un côté, les valeurs d’une société démocratique moderne qui se veut acquise à l’égalité femmes/hommes ; d’un autre côté, ou plutôt en dessous de cette surface lisse et valorisante, un imaginaire collectif bien plus sombre. Lequel nourrit encore nos normes et nos institutions et continue à invisibiliser, normaliser et érotiser des formes d’asymétrie, de domination et de violences exercées par le groupe social des hommes.

Éditions du Croquant, 2025
C’est cela, la culture du viol. Dans mon essai le Viol, notre culture (2025), j’interroge spécifiquement la responsabilité des productions culturelles dans sa perpétuation. Si le fait d’associer le mot « culture », qui évoque les arts, le savoir, le raffinement, à celui de « viol » choque nos oreilles et notre sensibilité, il n’en reste pas moins que, selon moi, la culture du viol est un problème indissolublement politique et esthétique. Car les abus sexuels sont toujours aussi des abus de langage et impliquent une déformation de nos perceptions.
La culture du viol, une question esthétique autant que politique
Les professionnels de la prise en charge des auteurs de violences sexistes et sexuelles ont repéré une stratégie de défense, à la fois psychique et rhétorique, récurrente chez les personnes qui commettent ces violences, résumée par l’acronyme anglo-saxon « DARVO » pour :
- le « déni » (qui comprend la dénégation mais aussi l’euphémisation des faits ; par exemple, dire « pousser » en lieu et place de « frapper », etc.) ;
- la « attaque » (insulter, dénigrer la victime)
- et le « renversement des rôles de victime et d’agresseur » – en anglais, « offender » (« C’est elle qui m’a cherché », « Elle m’a poussé à bout », etc.).
Mais, à vrai dire, cette stratégie de défense largement inconsciente n’est pas seulement le fait des personnes qui commettent des violences, elle est partagée par beaucoup d’entre nous. Il faut dire que voir les violences et croire les personnes qui les dénoncent, impliquerait d’agir. Or, cela a un coût : se mettre à dos une personne qui a quasiment toujours plus de pouvoir que ses victimes – car, autre idée reçue, les VSS ne sont pas une question de pulsion sexuelle, mais de domination.
Au tribunal, comme au café du coin, aujourd’hui encore, on croit beaucoup plus les hommes que les femmes (ou les enfants), et la priorité demeure la réputation des premiers plus que la vie des secondes.
Il est une autre notion clé sur laquelle s’accordent les experts des VSS, mais qui passe encore mal dans le débat public, parce qu’elle implique la remise en cause de comportements beaucoup plus fréquents et banalisés que les agressions les plus graves : la notion de_ continuum_. C’est qu’il est difficile d’admettre que, de la blague sexiste au viol ou au féminicide, il existe une différence de degré, bien sûr, mais pas de nature.
Ces mécanismes et ces systèmes de valeur, nous les absorbons par le biais de nos récits collectifs et notamment des représentations culturelles, qui jouent ainsi un rôle important dans la perpétuation de cette culture du viol. Elles façonnent nos manières de sentir, de percevoir et d’interpréter ce qui nous arrive et beaucoup (trop souvent) nous apprennent à douter de nos perceptions en matière de violences sexistes et sexuelles.
Certains veulent croire que cette culture du viol serait limitée à certaines époques – le « monde d’avant », situé quelque part entre l’Ancien Régime et les années 1970 – ou à certains genres de productions culturelles – le rap ou la pop culture. C’est faux. Elle traverse toutes les époques, tous les arts et tous les styles. On la retrouve dans les grands classiques de la littérature d’hier comme dans la culture légitime d’aujourd’hui.
De Blanche-Neige et les Sept nains (1937), dont on retient que l’héroïne de conte de fées est sauvée par son prince charmant en oubliant qu’il l’a embrassée sans son consentement, jusqu’aux comédies romantiques comme Love Actually (2003), où le harcèlement est sublimé en preuve d’amour, l’histoire des arts et du divertissement regorge d’images où les viols, les féminicides et d’autres formes d’abus plus ou moins graves se cachent sous le désir brûlant ou sous la passion amoureuse. Elle nourrit en chacun de nous un imaginaire saturé par le male gaze, autre notion clé pour comprendre comment opère la culture du viol.
Le « male gaze », un regard prédateur qui organise le monde entre proies et chasseurs
Contrairement à ce que l’expression pourrait laisser croire, ce regard prédateur n’est pas tant un regard masculin que masculiniste et misogyne. Il réduit en effet les personnages de femmes à des corps, et ces corps à des objets de désir et même à des proies à chasser. La culture du viol passe par ce regard qui opère sur plusieurs plans :
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L’image (la caméra qui déshabille l’actrice).
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Le récit (le plus souvent construit selon des scripts sexuels et relationnels où l’homme jouit de conquérir du terrain et de faire céder sa partenaire, laquelle se trouve comblée de se soumettre à ce désir insistant plutôt que d’écouter le sien).
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Le mode de narration et d’énonciation, soit le point de vue qui nous est présenté à la fois comme digne de confiance et comme universel dans les œuvres, puisque c’est celui depuis lequel le monde et les personnages sont regardés. C’est l’outil le plus puissant pour nous faire incorporer le male gaze, car il implique que l’on s’identifie tous et toutes à ce regard masculin, qu’il nous profite ou non.
C’est ce qui explique l’empathie différenciée pour ce point de vue masculin (l’himpathy, selon la philosophe Kate Manne) de l’empathie pour celles qui subissent ces assauts – non seulement dans les fictions mais aussi dans la vraie vie. Ce que nous enseignent les œuvres qui relèvent de la culture du viol, c’est, in fine, de voir le monde dans la version de l’agresseur. Et cet apprentissage est d’autant plus efficace que les stratégies esthétiques sont diverses. J’en ai repéré trois principales.
Trois stratégies esthétiques au service de la culture du viol
La première stratégie consiste à assumer fièrement la violence misogyne. C’est ce qu’on voit par exemple dans certaines chansons de rap d’Orelsan (« Sale Pute » et « Suce ma bite pour la Saint-Valentin » notamment) qui ont donné lieu à des procès intentés par des associations féministes pour « incitation à la haine envers les femmes ». Cette violence décomplexée a de quoi faire peur tant elle s’affiche aujourd’hui dans le discours d’hommes politiques de premier plan à l’échelle internationale (Trump, Erdogan, etc.) aussi bien que sur les réseaux sociaux où les discours masculinistes prolifèrent. Cependant, cette stratégie n’est pas la plus dangereuse pour nos imaginaires. Elle a en effet le mérite d’être claire.
Les deux autres sont bien plus retorses et ancrent d’autant plus la culture du viol qu’elles nous leurrent. Elles maquillent en effet les violences jusqu’à les rendre méconnaissables.
La seconde stratégie consiste à dénoncer le viol… tout en érotisant les violences sexuelles et en les banalisant, les transformant en simple ressort dramatique. Je consacre un chapitre entier au film Irréversible, de Gaspard Noé (2002), exemplaire de cette stratégie.
La troisième, enfin, consiste à maquiller la violence en amour ou en humour. En amour, c’est le féminicide caché du roman Rebecca, de Daphné du Maurier (1938), et de l’adaptation Hitchcock du même nom (1940) ; c’est aussi l’érotisation de la zone grise comme dans la chanson Blurred Line, de Pharrell Williams et Robin Thicke (2013) ; c’est encore le culte des amours toxiques qui a toujours le vent en poupe en 2025, dans les dernières séries de dark romance pour adolescentes ou dans le blockbuster français L’Amour Ouf, de Gilles Lellouche (2024).
En humour, ce sont les grosses blagues qui tachent d’un Jean-Marie Bigard ou d’un Patrick Sébastien, dont la mécanique comique repose intégralement sur les stéréotypes sexistes, ou le rire d’humiliation pratiqué à l’écran, sur les plateaux ou dans la chambre à coucher par le cinéaste culte estampillé « de films d’auteur » Bertrand Blier.
Que faire ? Ni censure ni déni : apprendre à voir, à entendre et à dire les violences
Face à celles et à ceux qui critiquent cette culture du viol, on crie volontiers à la « cancel culture » et à la censure, et on en appelle à la défense de la liberté d’expression.
Sans développer les diverses réponses que j’aborde dans l’essai que j’ai publié, je veux insister ici sur le fait que, pour la plupart de celles et ceux qui dénoncent la culture du viol, il n’est pas question d’interdire les œuvres. Il s’agit tout au contraire, pour les œuvres d’aujourd’hui comme d’hier, d’apprendre à les lire/relire, à les contextualiser et à voir et à nommer les violences, à développer un regard critique qui n’empêche pas l’amour des œuvres, mais permette de les regarder en face, avec lucidité et en rompant avec le déni de ce qu’elles racontent.
L’expression « culture du viol » n’est pas un slogan, mais une grille de lecture qui permet de mieux comprendre comment les productions culturelles participent de la perpétuation d’un imaginaire qui promeut les violences de genre tout en les invisibilisant. Elle invite à un regard nouveau, critique sans être ascétique, sur notre héritage culturel. Elle permet aussi, par contraste, de mettre en lumière les œuvres qui déjouent cette culture du viol aujourd’hui comme hier, et d’explorer les stratégies esthétiques qu’elles déploient pour rendre les violences visibles comme telles, mais aussi pour valoriser d’autres imaginaires érotiques et affectifs fondés sur la liberté, sur l’égalité et sur la réciprocité du désir et du plaisir pour toutes et pour tous.
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Bérénice Hamidi a reçu des financements de l’IUF, la MSH Lyon Saint Etienne.
– ref. L’expression « culture du viol » est-elle exagérée ? – https://theconversation.com/lexpression-culture-du-viol-est-elle-exageree-263573
