Les discriminations, au cœur de la crise politique

Source: The Conversation – in French – By Dubet François, Professeur des universités émérite, Université de Bordeaux

Dans nos sociétés fondées sur l’égalité des chances, les discriminations sont devenues l’expression centrale de l’injustice. Elles nourrissent à la fois la légitimation des inégalités, le sentiment de mépris et la fragmentation des luttes sociales. Quelle pourrait être la forme de la représentation politique de discriminations individuelles ou collectives toujours plus fractionnées ? Extraits d’un article du sociologue François Dubet, paru dans l’ouvrage collectif l’Universalisme dans la tempête (éditions de l’Aube, 2025), sous la direction de Michel Wieviorka et de Régis Meyran.


Depuis quelques décennies et avec une accélération continue, les discriminations sont devenues l’expérience élémentaire des injustices, le sentiment de mépris une des émotions politiques dominantes. Progressivement, la « vieille » question sociale dérivée des inégalités de conditions de travail et des « rapports de production » semble s’effacer devant celle des discriminations subies par les minorités, y compris celles qui sont majoritaires, comme les femmes. En France, comme dans bien des pays comparables, les débats liés à l’égalité des chances et à la reconnaissance des identités l’emportent parfois sur les conflits de redistribution des richesses qui ont eu longtemps une sorte de monopole des conceptions de la justice.

Si on accepte ce constat, au moins comme une hypothèse, il reste à l’expliquer et en tirer des conséquences politiques en termes de représentations de la justice. Il faut notamment s’interroger sur les mises à l’épreuve des conceptions de la solidarité qui, jusque-là, reposaient sur l’interdépendance des liens « organiques » du travail et de la production, et sur des imaginaires nationaux hiérarchisant des identités et, parfois, les dissolvant dans une nation perçue comme universelle. Sur quels principes et sur quels liens de solidarité pourraient être combattues des discriminations de plus en plus singulières ? Comment reconnaître des identités sans mettre à mal ce que nous avons de commun ?

Mépris

Le plus sensible des problèmes est celui de la représentation politique de discriminations individuelles ou collectives toujours fractionnées. Dès lors que les individus et les collectifs discriminés ne se sentent pas représentés, ils ont l’impression d’être méprisés, soit parce qu’ils sont invisibles, soit parce qu’ils sont trop visibles, réduits à des stéréotypes et à des stigmates. Personne ne peut véritablement parler pour moi, personne ne me représente en tant que femme, que minorité sexuelle, que musulman, que handicapé, qu’habitant d’un territoire abandonné… On reproche alors aux porte-parole des discriminés d’être autoproclamés pendant que le sentiment de mépris accuse les responsables politiques, mais aussi les médias « officiels », les intellectuels, les experts… Sentiment d’autant plus vif que chacun peut aujourd’hui avoir l’impression d’accéder directement à l’information et à la parole publique par la grâce des réseaux et de la Toile. Avec les inégalités multiples et les discriminations, le sentiment de mépris devient l’émotion politique élémentaire.

Si on avait pu imaginer, ne serait-ce que sous l’horizon d’une utopie, une convergence des luttes des travailleurs et des exploités, celle-ci est beaucoup plus improbable dans l’ordre des inégalités multiples et des discriminations. D’une part, ces dernières sont infinies et « subtiles », d’autre part, le fait d’être discriminé ne garantit pas que l’on ne discrimine pas à son tour. On peut être victime de discriminations tout en discriminant soi-même d’autres groupes et d’autres minorités. Le fait d’être victime du racisme ne protège pas plus du racisme et du sexisme que celui d’être victime de discriminations de genre ne préserve du racisme… Ainsi peut se déployer une concurrence des victimes qui ne concerne pas seulement la mobilisation des mémoires des génocides, des ethnocides et des crimes de masse, mais qui traverse les expériences banales de celles et de ceux qui se sentent inégaux « en tant que ».

De manière plus étonnante, l’extension du règne de l’égalité des chances et des discriminations affecte celles et ceux qui ne peuvent faire valoir aucune discrimination reconnue mais qui, pour autant, ne vivent pas tellement mieux que les discriminés reconnus comme tels. Victimes d’inégalités sociales mais non discriminés, les individus se sentent méprisés et, paradoxalement, discriminés à leur tour : méprisés parce qu’ils seraient tenus pour pleinement responsables de leur situation, discriminés parce qu’ils souffriraient de discriminations invisibles alors que les autres, des discriminés reconnus, seraient aidés et soutenus. Ainsi, les hommes blancs et les « Français de souche » pauvres seraient paradoxalement discriminés parce qu’ils ne peuvent faire valoir aucune discrimination reconnue et parce qu’ils « méritent leur sort » dans l’ordre de l’égalité des chances. Le basculement politique des petits blancs méprisés et « discriminés sans qu’on le sache » est suffisamment spectaculaire aux États-Unis, en Europe et en France pour qu’il ne soit pas nécessaire d’insister : le vote populaire des vaincus des compétitions économiques et scolaires a basculé vers des populismes de droite dénonçant la « disparition » du peuple quand la lecture des inégalités en termes de discriminations semble les avoir effacés.

Égalité, reconnaissance

Si on en croit les individus que nous avons interrogés (François Dubet, Olivier Cousin, Éric Macé, Sandrine Rui) dans Pourquoi moi ? (Seuil, 2013), l’expérience des discriminations conduit vers une double logique de mobilisation, vers deux principes d’action.

Le premier participe pleinement de l’universalisme démocratique affirmant l’égalité des individus et de leurs droits. Il faut donc lutter contre toutes les formes de ségrégation, de stigmatisation et de discrimination, garantir l’équité des procédures et développer la capacité de porter plainte contre le racisme, le sexisme, l’homophobie et toutes les formes de discrimination « à » : à l’emploi, au logement, aux études, aux loisirs, aux contrôles policiers…

En principe, cette logique ne se heurte à aucun obstacle, sinon au fait, disent les individus concernés, qu’elle est difficile à mettre en œuvre. D’abord, il n’est pas toujours facile d’établir la preuve d’une discrimination sans témoignages, sans matérialité incontestable des faits, et la plupart des individus concernés disent renoncer, le « prix » de la plainte étant trop élevé. Ensuite, il existe des obstacles plus subjectifs et plus profonds. Dans la mesure où les discriminations sont des blessures souvent imprévisibles relevant de situations ambiguës, on sait que l’on a été discriminé sans en avoir la preuve, bien des individus ne veulent pas devenir « paranos » et préfèrent faire « comme si ce n’était pas si grave » afin de continuer à vivre plus ou moins « normalement ».

Enfin, beaucoup de personnes que nous avons interrogées ne veulent pas renoncer à leur autonomie et répugnent à se vivre comme des victimes. En fait, si chacun sait qu’il est victime de discriminations, beaucoup répugnent à adopter le statut de victime. On peut donc ne rien ignorer des discriminations, tout en refusant d’être totalement défini par elles. En dépit de ces difficultés, il reste que du point de vue légal et de celui des procédures, la lutte pour l’égalité de traitement et pour l’équité est essentielle et que, dans ce cadre, l’universalisme démocratique et la lutte contre les discriminations vont de pair.

La seconde logique déployée par les acteurs concerne moins les discriminations proprement dites que les stigmatisations. Dans ce cas, les individus réclament un droit à la reconnaissance : ils veulent que les identités au nom desquelles elles et ils sont stigmatisés puis discriminés soient reconnues comme également dignes à celles des identités majoritaires perçues comme la norme. Cet impératif de reconnaissance doit être distingué de l’appel à la seule tolérance qui est sans doute une vertu et une forme d’élégance, mais qui n’accorde pas une égale dignité aux identités en jeu. On peut tolérer des différences et des identités dans la mesure où elles ne mettent pas en cause l’universalité supposée de la norme majoritaire. Ainsi on tolère une religion et une sexualité minoritaires puisqu’elles ne mettent pas en cause la religion ou la norme hétérosexuelle majoritaire tenue pour « normale » et donc pour universelle.

La demande de reconnaissance est d’une tout autre nature que celle de l’égalité de traitement dans la mesure où l’égale dignité des identités fait que des normes et des identités majoritaires perdent leur privilège : si je reconnais le mariage pour tous et la procréation assistée, la famille hétérosexuelle devient une forme familiale parmi d’autres ; si je reconnais d’autres cultures, l’identité nationale traditionnelle est une identité parmi d’autres… Des identités et des normes qui se vivaient comme universelles cessent de l’être et se sentent menacées. Ce qui semblait aller de soi cesse d’être une évidence partagée. Il me semble que le débat n’oppose pas tant l’universalisme aux identités qui le menaceraient qu’il clive le camp universaliste lui-même. Par exemple, le débat laïque n’oppose plus les laïques aux défenseurs du cléricalisme, mais les « républicains » aux défenseurs d’une laïcité « ouverte ». Le supposé consensus laïque des salles de professeurs n’a pas résisté à l’assassinat de Samuel Paty. De la même manière se pose la question du récit national enseigné à l’école quand bien des élèves se sentent français, mais aussi algériens ou turcs… Comment distinguer la soumission des femmes à une tradition religieuse et leur droit universel à choisir sa foi et à la manifester ? En fait, ce que nous considérons comme l’universalisme se fractionne car, au-delà des principes, l’universel se décline dans des normes et des cultures particulières. Ainsi, nous découvrons qu’il existe des manières nationales d’être universels derrière le vocabulaire partagé des droits, de la laïcité et de la démocratie.

Plutôt que de parler d’universel, mieux vaudrait essayer de définir ce que nous avons ou pouvons avoir de commun dans les sociétés où nous vivons. En effet, la reconnaissance d’une identité et d’une différence n’est possible que si nous savons ce que nous avons de commun, à commencer par les droits individuels bien sûr, mais aussi par ce qui permet de vivre ensemble au-delà de nos différences. Il faut donc renverser le raisonnement commun : on ne reconnaît pas des différences sur la base de ce qui nous distingue, mais sur la base de ce que nous avons de commun et que ne menace pas une différence. Mais ce commun suppose de reconstruire ce que nous appelions une société, c’est-à-dire des mécanismes de solidarité, d’interdépendance dans le travail, dans la ville, dans l’éducation et dans l’État-providence lui-même qui, ne cessant de fractionner ses cibles et ses publics, est devenu « illisible ». Pour résister aux vertiges des identités et aux impasses de la reconnaissance et des peurs qu’elles engendrent, il serait raisonnable de radicaliser et d’approfondir la vie démocratique, de fonder une école qui ne soit pas réduite au tri continu des élèves, de réécrire sans cesse le récit national afin que les nouveaux venus dans la nation y aient une place, de détruire les ghettos urbains, de rendre lisibles les mécanismes de transferts sociaux, de s’intéresser au travail et pas seulement à l’emploi… Soyons clairs, il ne s’agit pas de revenir vers la société de classes et les nations communautaires, mais sans la construction patiente et méthodique d’un commun, je vois mal comment nous résisterons à la guerre des identités et à l’arrogance de l’universel.

Nous vivons aujourd’hui une mutation sociale et normative sans doute aussi profonde que celle qui a marqué le passage des sociétés traditionnelles vers des sociétés démocratiques, industrielles et nationales. Il est à craindre que cette mutation ne soit pas plus facile que la précédente et il m’arrive de penser que les sciences sociales, au lieu d’éclairer ces débats, ces enjeux, et de mettre en lumière les expériences sociales ordinaires, participent parfois à ce qu’elles dénoncent quand chacun est tenté d’être le témoin et le militant de « sa » discrimination et de « son » inégalité selon la logique des « studies ». Même si la société n’est plus La Société que nous imaginions à la manière de Durkheim, et dont beaucoup ont la nostalgie, nous ne devrions pas renoncer à l’idée que nous sommes interdépendants et que le choix de l’égalité sociale reste encore une des voies les plus sûres pour atténuer l’inégalité des chances. Le désir de ne pas réduire la question de la justice à celle des discriminations et des identités impose le vieux thème de la solidarité – et ce, d’autant plus que les enjeux écologiques appelleront un partage des sacrifices, et pas seulement un partage des bénéfices.

The Conversation

Dubet François ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Les discriminations, au cœur de la crise politique – https://theconversation.com/les-discriminations-au-coeur-de-la-crise-politique-264298