Source: The Conversation – in French – By Caroline Orset, Professeur en sciences économiques, AgroParisTech – Université Paris-Saclay

Les Français sont-ils prêts à soutenir et à financer une politique ambitieuse de réduction de la pollution ? Pour le savoir, les économistes disposent d’un indicateur clé : la valeur de la vie statistique. Celle-ci ne vise évidemment pas à mettre un prix sur une vie humaine, mais à mesurer combien une population est prête à investir pour diminuer, même très légèrement, le risque de décès dû à la pollution de l’air.
La pollution de l’air figure aujourd’hui parmi les menaces sanitaires les plus préoccupantes. En France, elle est responsable de plus de 40 000 décès prématurés chaque année selon Santé publique France. Malgré des progrès, les politiques publiques peinent à atteindre les standards internationaux.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande de ne pas dépasser une concentration annuelle de 5 µg/m3 de particules fines (PM2,5). En 2022, la moyenne française s’établissait à 10 µg/m3, soit le double du seuil préconisé.
Dès lors, comment évaluer le bénéfice réel d’une politique de réduction de la pollution ? Plus encore : que nous disent les citoyens eux-mêmes de leur disposition à contribuer financièrement à cet effort collectif ?
Valeur économique des vies sauvées
Pour éclairer ce type de décisions, les économistes ont recours à un indicateur clé : la valeur de la vie statistique (VVS). Il ne s’agit évidemment pas d’attribuer un prix à une vie humaine, mais d’estimer combien une société est disposée à payer pour réduire, même très légèrement, le risque de décès auquel ses membres sont exposés.
Cet outil permet de juger de la pertinence économique d’une politique publique. Concrètement, si le coût d’une mesure, par exemple restreindre la circulation des véhicules diesel en centre-ville, est inférieur à la valeur que la collectivité accorde à la réduction du risque de mortalité, alors cette mesure peut être considérée comme socialement justifiée et acceptable.
De 25 à 100 euros pour un bilan de santé annuel
Dans notre étude, nous avons estimé la valeur de la vie statistique en France dans le contexte spécifique de la pollution atmosphérique. Pour ce faire, nous avons mené en 2019 une enquête auprès d’un échantillon représentatif de 315 adultes répartis dans l’ensemble de la France hexagonal.
Les participants devaient se projeter dans deux scénarios hypothétiques, leur donnant accès à un bilan de santé annuel réduisant leur risque individuel de décès lié à la pollution de l’air. Dans le premier cas, la réduction était fixée à 30 décès pour 100 000 habitants ; dans le second, à 60 décès pour 100 000 habitants. Afin d’éclairer leur choix, ces niveaux de risque étaient présentés à l’aide d’exemples concrets et de repères statistiques.
À partir de là, les répondants devaient dire s’ils accepteraient de payer pour bénéficier d’un tel bilan, à hauteur de 25, 50 ou 100 euros, des montants alignés sur le coût d’une consultation médicale en France en 2019. Ils étaient ensuite invités à indiquer librement le montant maximal qu’ils seraient prêts à payer. Le questionnaire se poursuivait par une série de questions complémentaires destinées à approfondir la compréhension de leur perception du risque, de leur état de santé perçu, de leur aversion au risque, de leurs comportements préventifs ainsi que de leur préoccupation pour les générations futures.
Effet de passager clandestin
Les résultats de l’enquête sont clairs. En moyenne, les répondants se déclarent prêts à payer 47 euros pour une réduction du risque de 30 décès pour 100 000 habitants, et 54 euros pour une réduction de 60 décès pour 100 000. Sur cette base, la valeur de la vie statistique (VVS) peut être estimée entre 85 000 et 158 000 euros.
Ces montants demeurent très en deçà des références actuellement utilisées dans les évaluations socio-économiques françaises, où la valeur de la vie statistique est fixée à 3 millions d’euros. Ils sont encore plus éloignés des estimations retenues aux États-Unis, souvent supérieures à 10 millions de dollars, ou dans certains pays d’Europe du Nord.
Comment expliquer un tel écart ? Plusieurs facteurs entrent en jeu. D’abord, le système de santé français, fondé sur la solidarité, tend à diluer la responsabilité individuelle en matière de prévention sanitaire. Ensuite, une proportion importante des répondants exprime une attente forte vis-à-vis de l’action publique : pour eux, la réduction des risques environnementaux doit relever d’une mission collective, et non d’un effort financier individuel.
Ce comportement illustre ce que l’économiste Mancur Olson a qualifié « d’effet de passager clandestin » : chacun reconnaît l’importance du problème, tout en comptant sur les autres (l’État, les pollueurs ou la collectivité) pour en assumer le coût.
Profils plus enclins à s’engager
Notre étude met en évidence plusieurs profils plus enclins à exprimer une disposition à payer pour améliorer la qualité de l’air. Les jeunes adultes, les personnes aux revenus élevés, ainsi que les habitants d’Île-de-France, plus exposés aux pics de pollution, manifestent une volonté de contribution plus marquée. Ce constat vaut également pour celles et ceux qui adoptent déjà des comportements préventifs, comme la réalisation régulière de bilans de santé.
La prise de conscience des effets différés de la pollution constitue un facteur déterminant. Les individus sensibilisés à ses conséquences à long terme, que ce soit pour eux-mêmes ou pour leurs proches (famille et amis), se montrent nettement plus enclins à soutenir financièrement des politiques de réduction des risques.
À l’inverse, la disposition à payer tend à diminuer avec l’âge, mais également lorsque le niveau de connaissance sur les enjeux sanitaires liés à la pollution est faible, ou qu’une forme de résignation, parfois teintée de fatalisme, s’installe face au risque.
Implications claires des politiques publiques
Ces résultats méritent d’être pleinement pris en compte. Ils ne traduisent en rien un rejet des politiques environnementales. Bien au contraire, ils révèlent que les citoyens sont largement conscients des enjeux sanitaires liés à la pollution de l’air. Mais ils attendent des réponses collectives, équitables et portées par des institutions perçues comme légitimes et efficaces.
Ce constat plaide en faveur de mesures publiques ambitieuses, telles que la taxation des émissions les plus nocives, l’extension des zones à faibles émissions, ou encore l’accompagnement des ménages modestes dans la transition via des subventions ciblées. Une telle orientation permettrait d’allier efficacité environnementale et justice sociale.
Un effort renforcé en matière d’éducation et de sensibilisation s’impose. Mieux informer sur les effets, souvent invisibles mais durables, de la pollution sur la santé contribuerait non seulement à modifier les comportements individuels, mais aussi, par ricochet, à orienter les préférences collectives en faveur de politiques publiques plus exigeantes.
Repenser l’action publique
La question mise en lumière par notre étude renvoie à la capacité des institutions à concilier efficacité environnementale, justice sociale et acceptabilité démocratique.
Elle appelle à repenser les outils d’évaluation économique, en y intégrant non seulement les bénéfices quantifiables, mais aussi les préférences collectives, les perceptions du risque et les aspirations citoyennes. Dans cette perspective, le recours à des dispositifs participatifs, qu’il s’agisse de conventions citoyennes, de panels délibératifs ou de consultations territorialisées, peut contribuer à inscrire l’action publique dans les réalités sociales.
La pollution de l’air reste un fléau silencieux, aux effets durables sur la santé et sur la cohésion sociale. Notre étude plaide pour un renforcement et une réorientation de l’action publique, afin d’aligner plus étroitement dépenses et régulations environnementales avec les attentes sociales et les bénéfices sanitaires perçus.
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Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
– ref. Pollution de l’air : les Français prêts à agir, mais réticents à payer… – https://theconversation.com/pollution-de-lair-les-francais-prets-a-agir-mais-reticents-a-payer-261405
