Malthus, penseur d’une humanité soumise à des limites naturelles

Source: The Conversation – France in French (3) – By Roy Scranton, Associate Professor of English, University of Notre Dame

Un portrait de Thomas Malthus, par John Linnell. Wellcome Collection/Wikimedia Commons, CC BY

L’économiste britannique Thomas Malthus (1766-1834) a longtemps été dénigré pour sa vision négative du progrès. Mais, dans un contexte de crise écologique aiguë, sa pensée d’un monde limité mérite d’être revisitée.


Personne n’utilise le terme « malthusien » comme un compliment. Depuis 1798, date à laquelle l’économiste et ecclésiastique Thomas Malthus a publié pour la première fois Essai sur le principe de population, la position « malthusienne » – l’idée que les humains sont soumis à des limites naturelles – a été vilipendée et méprisée. Aujourd’hui, ce terme est utilisé pour désigner toute personne qui ose remettre en question l’optimisme d’un progrès infini.

Malheureusement, presque tout ce que la plupart des gens pensent savoir sur Malthus est faux.

Voici l’histoire telle qu’elle s’est déroulée : il était une fois un pasteur anglais qui eut l’idée que la population augmente à un rythme « géométrique », tandis que la production alimentaire augmente à un rythme « arithmétique ». Autrement dit, la population double tous les vingt-cinq ans, tandis que les rendements agricoles augmentent beaucoup plus lentement. À terme, une telle divergence ne peut que conduire à une catastrophe.

Mais Malthus a identifié deux facteurs qui réduisaient la reproduction et empêchaient la catastrophe : les codes moraux, ou ce qu’il appelait les « freins préventifs », et les « freins positifs », tels que l’extrême pauvreté, la pollution, la guerre, la maladie et la misogynie. Malthus fut caricaturé comme un ecclésiastique borné, mauvais en mathématiques, qui pensait que la seule solution à la faim était de maintenir les pauvres dans la pauvreté afin qu’ils aient moins d’enfants.

L’étude de Malthus révèle un personnage très différent. Comme je l’explique dans mon livre publié en 2025, Impasse : Le changement climatique et les limites du progrès, ce dernier était un penseur novateur et perspicace. Non seulement, il fut l’un des fondateurs de l’économie environnementale, mais il s’est également révélé être un critique prophétique de la croyance selon laquelle l’histoire tend vers l’amélioration humaine, ce que nous appelons le progrès.

Dieu et la science

Malthus était familier de l’idée de progrès. Élevé par des protestants anglais progressistes qui prônaient la séparation de l’Église et de l’État, il fut formé par l’abolitionniste radical Gilbert Wakefield. Son père était un ami et admirateur du philosophe Jean-Jacques Rousseau qui inspira la Révolution française.

Malgré une déformation labio-palatine, Malthus s’est distingué à Cambridge, où il a étudié les mathématiques appliquées, l’histoire et la géographie. Entrer dans les ordres était un choix courant pour les jeunes hommes instruits de condition modeste, et Malthus a pu obtenir un presbytère à Wotton, dans le Surrey. Mais cela ne signifiait pas pour autant qu’il renonçait à son intérêt pour les sciences sociales.

Son Essai sur le principe de population a été influencé par les opinions religieuses de Malthus, mais aussi par une démarche empirique, notamment au fil des éditions successives. Son argumentation sur les taux de croissance géométrique et arithmétique par exemple, s’appuyait sur la croissance démographique rapide observée dans les colonies américaines.

Une peinture aux couleurs sourdes représentant une poignée de personnes travaillant dans un champ de céréales, tandis qu’un homme est assis sur un cheval à proximité
Les moissonneurs, par l’artiste britannique du XVIIIᵉ siècle George Stubbs.
Tate Britain/Yorck Project via Wikimedia

Elle s’inspirait également de ce qu’il observait autour de lui. Au cours des dernières décennies du XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne a été ravagée par des pénuries alimentaires et des émeutes répétées. La population est passée de 5,9 millions à 8,7 millions d’habitants, soit une augmentation de près de 50 %, tandis que la production agricole stagnait. En 1795, les Londoniens affamés ont pris d’assaut le carrosse du roi George III pour réclamer du pain.

Inépuisable optimisme

Mais pourquoi Malthus s’intéressait-il aux questions de population ? Comme il l’explique lui-même, son essai a été inspiré par une discussion avec un ami au sujet du journaliste et romancier William Godwin, mieux connu aujourd’hui comme le père de Mary Shelley, autrice de Frankenstein.

Malthus et Godwin avaient des parcours similaires. Tous deux issus de familles de la classe moyenne, ils avaient fait leurs études dans des écoles progressistes et avaient commencé leur carrière comme pasteurs. Mais le radicalisme extrême de Godwin l’opposa à ses compagnons, et il quitta rapidement la chaire pour se consacrer à l’écriture.

Le livre qui a fait la renommée de Godwin et provoqué Malthus est Enquête sur la justice politique, publié en 1793. Aujourd’hui, il est considéré comme un texte fondateur de l’anarchisme philosophique. À l’origine, cependant, l’Enquête, de Godwin était perçue comme une expression tonitruante du progressisme des Lumières.

Portrait sombre et peint d’un homme aux cheveux bruns, vu de profil
Portrait de William Godwin par James Northcote, aujourd’hui conservé à la National Portrait Gallery de Londres.
Dea Picture Library/De Agostini via Getty Images

Godwin affirmait que tous les problèmes sociaux pouvaient être éliminés par une application correcte de la raison. Il prônait l’abolition du mariage, la redistribution des biens et la suppression du gouvernement. De plus, il affirmait que le progrès conduisait inévitablement à un monde utopique, où les humains n’auraient plus besoin de se reproduire, car ils seraient immortels :

« Il n’y aura plus de guerre, plus de crimes, plus d’administration de la justice, telle qu’on l’appelle, ni de gouvernement… Mais en plus de cela, il n’y aura plus de maladie, plus d’angoisse, plus de mélancolie ni de ressentiment. Chaque homme recherchera avec une ardeur ineffable le bien de tous. »

Godwin assurait à ses lecteurs que tout cela se produirait en temps voulu, uniquement en s’appuyant sur un débat rationnel.

Depuis son presbytère pauvre de Wotton, Malthus voyait les choses différemment. L’historien Robert Mayhew décrit Wotton à l’époque comme une friche industrielle affligée par « la pauvreté agraire… des taux de natalité élevés et une espérance de vie courte ». L’étude de l’histoire a conduit Malthus à conclure que les sociétés n’évoluaient pas selon une ligne ascendante de progrès, mais selon des cycles d’expansion et de déclin. L’histoire utopique selon Godwin paraissait pourtant en décalage avec la réalité.

La réforme – dans des limites raisonnables

Malthus chercha à démystifier le progressisme grandiloquent de Godwin. Mais il ne dit pas que le changement positif était impossible, seulement qu’il était limité par les lois de la nature.

L’Essai sur les principes de la population fut une tentative pour déterminer où se situaient certaines de ces limites, afin que les politiques puissent répondre efficacement aux problèmes sociaux, plutôt que de les exacerber en essayant de réaliser l’impossible. En tant qu’écrivain et membre actif du parti whig, Malthus était un réformateur qui prônait, entre autres, la gratuité de l’enseignement national, l’extension du droit de vote, l’abolition de l’esclavage et la gratuité des soins médicaux pour les pauvres.

Depuis, la science et l’industrie ont fait des progrès incroyables, entraînant des changements que Malthus aurait difficilement pu imaginer. Lorsque son essai a été publié, la population mondiale était d’environ 800 millions d’individus. Aujourd’hui elle dépasse les 8 milliards, soit une multiplication par dix en un peu plus de deux siècles.

Au cours de cette période, les partisans du progrès ont rejeté l’idée selon laquelle les êtres humains étaient soumis à des limites naturelles et ont dénigré quiconque remettait en question le fantasme d’une croissance infinie comme étant « malthusien ». Pourtant, Malthus demeure important, car son analyse pessimiste de la société exprime clairement une idée qui résiste : les lois de la nature s’appliquent à la société humaine.

En effet, « la grande accélération » du développement humain et de son impact au cours des 80 dernières années pourrait avoir conduit la société à un point de rupture. Les scientifiques avertissent que nous avons dépassé six des neuf limites planétaires pour une vie soutenable et que nous sommes sur le point de franchir une septième limite.

L’une de ces limites est un climat stable. Le réchauffement climatique menace non seulement d’élever le niveau des mers, d’augmenter les incendies de forêt et des tempêtes violentes, mais aussi d’amplifier la sécheresse et de perturber l’agriculture mondiale.

Malthus n’avait peut-être pas prévu les développements qui ont alimenté la croissance démographique au cours des deux derniers siècles. Mais sa vision fondamentale des limites de la croissance n’en est devenue que plus pertinente. Alors que nous sommes confrontés à une crise écologique mondiale qui s’accélère, il est peut-être temps de revisiter la pensée pessimiste d’un monde limité. Reconsidérer ce que nous entendons par « malthusien » pourrait être un bon point de départ.

The Conversation

Roy Scranton a reçu des financements de la Fondation John-Simon-Guggenheim.

ref. Malthus, penseur d’une humanité soumise à des limites naturelles – https://theconversation.com/malthus-penseur-dune-humanite-soumise-a-des-limites-naturelles-263772