Deux portraits, deux destins : voici comment des œuvres d’Otto Dix se sont retrouvées dans des musées canadiens

Source: The Conversation – in French – By Monika Wright, Doctorante en histoire de l’art, Université du Québec à Montréal (UQAM)

En 1933, dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir à titre de chancelier du Parti national-socialiste, d’importantes campagnes de pillage d’œuvres d’art avant-gardistes sont organisées.

Qualifiées de « dégénérées », ces œuvres sont d’abord confisquées dans les institutions muséales allemandes, puis dans les collections privées. Les populations juives sont particulièrement ciblées. Lorsque la guerre éclate, les pays occupés sont à leur tour dépossédés de leurs biens culturels.

Une première tentative de restitution a lieu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mais les priorités vont alors à la reconstruction des pays lourdement touchés. Il faudra attendre les années 1990 pour voir de réelles mesures être mises en place afin que ces œuvres soient rendues à leurs propriétaires ou à leurs familles.

Toutefois, encore aujourd’hui, des milliers d’entre elles demeurent introuvables, ou se trouvent injustement dans des collections muséales ou privées. Il n’est pas rare d’entendre de nouvelles histoires rocambolesques d’œuvres qui réapparaissent après plus de 80 ans, comme cette toile de Giuseppe Ghislandi, repérée en août sur le site web d’une agence immobilière proposant une maison à vendre en Argentine, pillée par les nazis à un marchant d’art juif à Amsterdam durant l’occupation.

Désormais, la plupart des institutions se sont dotées de politiques encadrant la recherche en provenance des œuvres de leurs collections, avec une attention particulière portée sur la période allant de 1933 à 1945.

Dans ce contexte, certaines œuvres ont suivi des parcours surprenants. Passionnée par la question de la spoliation et le contexte de la Deuxième Guerre mondiale, j’ai pu le constater lors de mes recherches de second cycle en histoire de l’art. Je me suis alors intéressée à la trajectoire de deux portraits exécutés par l’artiste allemand de la Nouvelle Objectivité, Otto Dix, aujourd’hui conservés dans des collections muséales canadiennes. Le parcours de l’un a été retracé, tandis que l’autre reste plus mystérieux.

Montréal, un tableau devenu un symbole de la légitimité artistique québécoise

Le premier, « Portrait de l’avocat Hugo Simons », est réalisé par Dix en 1925 pour son ami Hugo Simons, qui l’avait aidé à remporter un procès. Lorsque la guerre éclate, Simons et sa famille, de religion juive, fuient l’Allemagne nazie pour s’installer à Montréal en 1939. Simons conserve ensuite le tableau tout au long de sa vie.

Après la mort de Simons, la famille décide de mettre en vente le tableau en 1992 à la suite d’un avis de dette fiscale rétroactive sur sa valeur. L’œuvre est alors proposée au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) pour la moitié de son prix, en guise de reconnaissance envers la ville d’accueil. Alors que plus de la moitié des œuvres de Dix ont disparu ou ont été détruites durant la guerre, celle-ci se trouve dans un parfait état de conservation.

S’ensuivent des négociations difficiles entre le MBAM et le gouvernement fédéral, réticent à accorder un prêt. L’affaire prend rapidement une dimension publique dans les médias. L’acquisition du tableau permettrait non seulement au MBAM d’intégrer une œuvre de maître dans sa collection, mais aussi d’offrir au Québec la crédibilité artistique à laquelle il aspire.

Finalement, grâce à l’addition de financements privés et publics, le tableau entre dans la collection du MBAM en 1993. Il devient alors, bien malgré lui, un symbole nationaliste.

Toronto, le mystère du Dr Stadelmann

Le second, « Portrait du Dr Heinrich Stadelmann », a un parcours moins limpide. Aujourd’hui conservé à l’Art Gallery of Ontario (AGO) à Toronto, le tableau a été commandé par Stadelmann lui-même en 1922. Psychiatre dresdois reconnu pour son érudition et son excentricité, il était aussi un fervent admirateur des avant-gardes. Le portrait, qui semble emprunter des traits à un macabre Friedrich Nietzsche, reflète bien cette singularité.

Contrairement à Simons, Stadelmann n’a jamais mis les pieds au Canada. Pourquoi le tableau se retrouve-t-il alors à l’AGO ? Rien ne l’explique, à première vue. Le cartel indique simplement : « Anonymous gift, 1969 ; donated by the Ontario Heritage Foundation, 1988 ».

À l’exception d’une courte période passée hors de Dresde durant les bombardements, Stadelmann y est toujours resté et aurait continué à pratiquer jusqu’à sa mort en 1948. Il ne semble pas avoir eu de besoins financiers particuliers qui expliqueraient la vente ou la cession de son portrait.


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Des recherches en archives révèlent toutefois que l’œuvre aurait aussi appartenu au docteur en physique William (né Wilhelm) Landmann. Juif, il fuit également l’Allemagne nazie en 1939 et s’installe à Toronto avec sa famille. Collectionneur d’art, il aurait acquis la majorité de ses œuvres entre 1920 et 1935. Sa collection comprend des pièces de Marc Chagall, Georg Grosz, Paul Klee, Wassily Kandinsky, Otto Müller, Emil Nolde, Max Pechstein et Fernand Léger.

Landmann aurait été lui-même victime de spoliation nazie. Lors de son émigration au Canada, il n’aurait emporté qu’une partie de sa collection, l’autre restant entreposée en Europe, notamment dans les voûtes du Rijksmuseum à Amsterdam et dans des entrepôts suisses. Il en récupère une partie en 1946, mais plusieurs œuvres demeurent introuvables. Aujourd’hui encore, elles figurent dans la base de données Lost Art, répertoriées comme biens culturels confisqués aux personnes persécutées.

Un mystérieux numéro, un titre fautif et d’étranges coïncidences

On ignore si le portrait de Stadelmann est arrivé au Canada avec Landmann en 1939, ou s’il faisait partie du lot récupéré en 1946. Ce que l’on sait, c’est que Landmann s’implique activement dans la vie artistique torontoise. Il prête régulièrement des œuvres pour des expositions organisées à l’AGO, et le portrait de Stadelmann est accroché à deux reprises : en 1946 et en 1948.

Une vue nocturne du Art Gallery of Ontario
Vue nocturne du Art Gallery of Ontario, où on retrouve le « Portrait du Dr Heinrich Stadelmann ».
(Sean Driscoll/Unsplash), CC BY-NC-ND

Une photographie des archives montre le dos du tableau. On y distingue l’inscription grossière en noir du chiffre « 621 » dans le coin supérieur droit du cadre. Le titre du portrait y figure également, mais avec une erreur : « Dix, 22, Dr Heinrih Stadelmann ». Le « C » de Heinrich manque. Qui a inscrit ce numéro et ce titre fautif ? Et pourquoi ?

Landmann connaissait bien le marché de l’art. Il a vendu certaines de ses œuvres à des institutions aussi importantes que le Museum of Modern Art à New York, ou la Dominion Gallery à Montréal.

Le choix de faire don du portrait à l’Ontario Heritage Foundation, et non directement à l’AGO, intrigue. D’autant plus que l’année du don, 1969, correspond à l’année du décès d’Otto Dix. Et autre coïncidence : en 1988, lorsque l’œuvre est finalement transférée à l’AGO, cela se fait moins d’un an après la mort de Landmann. Pourquoi la Fondation a-t-elle conservé le tableau pendant 19 ans avant de le céder ?

Tous ces éléments ne permettent évidemment pas d’affirmer que l’œuvre a été victime de spoliation, mais ils suffisent à soulever la question.

Mieux comprendre la mémoire culturelle et les responsabilités des institutions muséales

L’étude de la trajectoire de ces deux tableaux illustre comment la spoliation a pu influencer le destin d’œuvres qui n’auraient sans doute jamais quitté l’Allemagne autrement.

Alors que le « Portrait de l’avocat Hugo Simons » est devenu une œuvre phare du MBAM, un mystère continue de planer autour du « Portrait du Dr Heinrich Stadelmann » conservé à l’AGO.

La recherche en provenance reste encore peu développée au Canada, surtout si l’on compare avec l’Europe et les États-Unis. Pourtant, ce cas d’étude démontre toute la pertinence d’entreprendre ces enquêtes ici : elles révèlent non seulement les zones d’ombre entourant certaines œuvres, mais contribuent aussi à mieux comprendre la mémoire culturelle et les responsabilités des institutions muséales.

La Conversation Canada

Monika Wright a reçu des financements du Groupe de recherche et de réflexion CIÉCO.

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