Source: The Conversation – in French – By Guy Théraulaz, Directeur de recherche au CNRS, Université Toulouse 1 Capitole
Pourquoi bâillons-nous quand quelqu’un bâille ? Comment des poissons au sein d’un banc coordonnent-ils leurs mouvements pour fuir un prédateur ? Comment une ola peut-elle se propager dans un stade, spectateur après spectateur ? Ces phénomènes, aussi quotidiens qu’énigmatiques, sont les manifestations visibles d’un mécanisme profond : la propagation de l’information sociale.
Dans les sociétés animales comme dans les foules humaines, la coordination des comportements individuels ne résulte pas d’ordres venus d’en haut, mais souvent de la capacité des individus à percevoir et à réagir à ce que font leurs voisins. Ces réactions en chaîne, parfois subtiles, donnent naissance à des comportements collectifs émergents, souvent d’une efficacité redoutable.
La contagion du bâillement illustre à merveille la capacité de certains comportements à se propager d’un individu à l’autre. Bien que d’apparence anodine, ce phénomène observé chez l’humain, les chimpanzés ou les lycaons – des chiens sauvages africains organisés en groupes très sociaux – est un formidable outil de coordination. Chez les lycaons (Lycaon pictus) les bâillements répétés précèdent souvent le départ en chasse. Plus il y a de bâillements, plus le groupe est susceptible de se mettre en mouvement. Chaque individu devient ainsi un maillon d’un mécanisme décisionnel distribué : pas besoin de leader, l’action émerge de l’imitation mutuelle.

Tambako The Jaguar/Flickr, CC BY
Cette logique s’étend à d’autres espèces. Les abeilles géantes d’Asie (Apis dorsata), en réponse à des attaques de frelons, déclenchent une onde visuelle et sonore spectaculaire en redressant leur abdomen en cadence. Ce comportement, appelé « scintillement », agit comme une alarme collective synchronisée qui fait fuir les prédateurs.
Chez l’homme, la ola dans les stades illustre une dynamique similaire. Un petit groupe de supporters se lève, bras tendus, incitant leurs voisins à faire de même. Le mouvement, s’il est lancé dans un état collectif d’excitabilité intermédiaire (lorsque les spectateurs sont ni trop calmes, ni trop agités), va se propager comme une onde à travers l’arène. Chaque spectateur agit comme une cellule d’un système excitable, passant d’un état inactif à actif, puis réfractaire (temporairement inactif), comme le font les cellules cardiaques ou nerveuses.
Synchronisation des comportements
Un cran au-dessus de la simple contagion, on trouve la synchronisation, où tous les individus d’un groupe s’alignent dans le temps. Les lucioles Photinus carolinus sont célèbres pour cela. Chaque mâle émet des éclairs lumineux pour attirer les femelles, mais lorsque la densité devient suffisante, ces flashes se synchronisent en bouffées collectives toutes les 12 secondes. Le mécanisme est simple : chaque luciole agit comme un oscillateur ajustant son rythme à celui des autres. Si elle perçoit un flash tôt dans son cycle, elle retarde le sien ; s’il est tard, elle l’avance.
C’est le même principe chez les applaudissements humains : au sortir d’un concert, les spectateurs finissent souvent par frapper des mains à l’unisson. Cela ne requiert ni chef d’orchestre ni consignes explicites. Les rythmes individuels s’alignent peu à peu, chaque personne agissant comme un métronome influencé par ses voisins. L’effet est d’autant plus fort que la fréquence des applaudissements diminue, facilitant la synchronisation.
Les dynamiques de propagation en mouvement
La propagation de l’information sociale devient plus complexe encore lorsque les groupes sont en déplacement. Chez les poissons ou les oiseaux, un changement de direction initié par un seul individu peut entraîner tout le groupe. Dans ce cas-là, il n’y a pas de notion de « leader ».
Par exemple, chez le méné jaune (Notemigonus crysoleucas), une espèce de poissons d’eau douce originaire d’Amérique du Nord, un seul individu qui vire de bord peut déclencher une réaction en chaîne sans menace extérieure. Cette plasticité comportementale s’observe aussi chez les criquets pèlerins qui, même dans un environnement homogène, changent spontanément de sens de déplacement.
Des études fines que nous avons réalisées au Centre de Recherches sur la Cognition Animale à Toulouse, ont permis de caractériser ces interactions. Grâce à l’analyse de trajectoires de poissons filmés en laboratoire, on sait désormais que chaque individu ajuste sa direction en fonction d’un petit nombre de voisins proches. Il s’aligne plus avec ceux qu’il voit à l’avant ou sur les côtés, mais quasiment pas avec ceux qui sont derrière lui. Cette attention sélective allège la charge cognitive, tout en assurant une propagation rapide de l’information par effet domino.
Et si l’intensité de ces interactions sociales varie, c’est toute la forme du déplacement collectif qui change : dispersion, vortex circulaire (déplacements collectifs circulaires dans le lesquels ils nagent atour d’une zone centrale vide), banc polarisé (nage dans une même direction), ou nuée désorganisée. En modulant simplement l’attraction et l’alignement entre eux, les poissons peuvent adapter leurs comportements collectifs aux circonstances. Mieux encore, ils peuvent collectivement basculer dans un état critique où la moindre perturbation comme un brusque changement de luminosité ou un stress induit par la présence d’un prédateur suffit à déclencher une transformation rapide de tout le groupe. Cet état de « vigilance maximale » constitue une forme d’intelligence distribuée, prête à réagir avant même que tous n’aient perçu le danger.
La puissance des traces
L’information ne passe pas toujours par l’observation directe. Chez les insectes sociaux comme les fourmis ou les termites, elle se propage souvent à travers l’environnement via des traces laissées par les individus. C’est ce que le biologiste Pierre-Paul Grassé a appelé la stigmergie. Lorsque qu’une fourmi découvre une source de nourriture, elle dépose une piste de phéromones sur le sol en revenant au nid. D’autres fourmis suivent cette piste, renforcent la trace, et un trafic auto-renforcé se met en place.
Ce mécanisme simple permet des décisions collectives remarquables. Par exemple, face à deux sources de sucre de qualités différentes, les fourmis de l’espèce Lasius niger privilégient la plus riche, sans avoir besoin de la comparer explicitement. Le marquage chimique varie en fonction de la qualité perçue : plus le sucre est concentré, plus la piste est renforcée.
Mais ce système peut aussi piéger la colonie. Si une piste est bien établie vers une source médiocre, l’introduction ultérieure d’une meilleure source ne suffit pas à faire changer le groupe. La mémoire chimique collective devient un verrou comportemental. La même logique s’applique dans le choix du chemin le plus court entre un nid et une source ; les fourmis « choisissent » par renforcement différentiel, amplifiant l’option dont les signaux croissent le plus vite, en l’occurrence, le chemin le plus rapide à parcourir.
L’art de l’ajustement collectif
De la danse des lucioles aux pistes des fourmis, des bancs de poissons aux foules, la propagation de l’information sociale repose toujours sur le même principe fondamental. Chaque individu, avec ses perceptions limitées et ses règles simples, ajuste son comportement à celui des autres. De ces ajustements locaux émergent des décisions collectives, des formes de coordination, et parfois même des comportements intelligents sans chef ni plan préconçu. Ces mécanismes, longtemps réservés aux sciences naturelles, intéressent désormais les urbanistes, les concepteurs de systèmes interactifs, ou les spécialistes de l’intelligence artificielle. Car comprendre comment l’information sociale circule, se filtre, s’amplifie ou s’éteint dans un groupe, c’est aussi poser les bases d’une société plus réactive, plus juste et plus coopérative.
Cet article est proposé en partenariat avec le colloque « Les propagations, un nouveau paradigme pour les sciences sociales ? » (à Cerisy (Manche), du 25 juillet au 31 juillet 2025).
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Guy Théraulaz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
– ref. Des lucioles aux stades de football : comment se propage l’information sociale dans les groupes – https://theconversation.com/des-lucioles-aux-stades-de-football-comment-se-propage-linformation-sociale-dans-les-groupes-263064
