Auto-édition : une multiplication de livres générés par IA ?

Source: The Conversation – France (in French) – By Stéphanie Parmentier, Chargée d’enseignement à Aix-Marseille Université (amU), docteure qualifiée en littérature française et en SIC et professeure documentaliste. Chercheuse rattachée à l’IMSIC et au CIELAM, Aix-Marseille Université (AMU)

Les textes auto-édités créés, tout ou partie, par une IA générative relèvent-ils encore de la littérature ? Amanz/Unsplash, CC BY

L’auto-édition est présente de longue date dans le monde du livre, même si beaucoup ont vu en elle un phénomène marginal. Voici pourtant que cette pratique solitaire rencontre un succès jamais atteint dans le passé. Les plateformes d’auto-édition avaient déjà facilité et accéléré la possibilité de se publier en toute autonomie, mais, par leur simplicité et leur rapidité, les intelligences artificielles génératives permettent désormais de générer un livre en quelques clics.


Depuis la mise sur le marché de ChatGPT grand public en 2023, plus de 1 000 ouvrages générés par le robot conversationnel ont été recensés, notamment sur la plateforme Kindle Direct Publishing (KDP) d’Amazon. Pour tenter de canaliser ce phénomène, le géant de Seattle a imposé à ses auteurs indépendants des règles éditoriales, en limitant leurs publications quotidiennes à trois ouvrages et en leur demandant d’indiquer tout texte généré par IA. Malgré ces consignes, en naviguant sur KDP, il n’est pas rare de rencontrer des livres dopés d’IA, souvent créés par des auteurs attirés par « l’appât du gain et l’idée erronée qu’il est finalement très simple de devenir écrivain », comme l’explique la journaliste Nicole Vulser.

L’auto-édition, un écosystème propice aux IA

L’auto-édition a toujours séduit de nombreux auteurs ; des écrivains célèbres comme Marcel Pagnol, Claire Bretécher et, plus récemment, Riad Sattouf, Joël Dicker ou l’influenceuse Léna Situations y ont eu recours pour maîtriser toutes les étapes de fabrication de leurs ouvrages. Inspirés par ces exemples, de nombreux auteurs amateurs se sont tournés vers l’autoédition. Le phénomène est loin d’être confidentiel puisqu’en 2022, les ouvrages en auto-édition représentaient presque un tiers des dépôts à la Bibliothèque nationale de France

Cet univers éditorial lentement sécrété par des auteurs indépendants, devenus au fil des ans de véritables entrepreneurs éditoriaux, a été chamboulé par l’arrivée des IA génératives. Capables d’intervenir à toutes les étapes de la création d’un ouvrage, allant de la trame à la couverture, en passant par l’écriture, la correction voire la traduction, ces outils permettent aux auteurs auto-édités de gagner du temps et de réduire les coûts de fabrication.

L’immixtion des IA dans l’univers de l’édition sans éditeur semble de ce fait renforcer et accélérer la logique de l’auto-édition, notamment celle prônée par Amazon, pour inciter à produire des contenus de façon régulière, le plus rapidement possible, avec le moins de moyens humains. Dans cette acception, utiliser les IA génératives peut être considéré comme l’adaptation et l’évolution naturelles de l’auto-édition. Toutefois distinguer les contenus générés par l’IA ou seulement retravaillés à l’aide de l’IA semble nécessaire.

Comment savoir si un livre a été écrit par l’IA ?

S’il n’est pas toujours évident d’identifier les publications générées par IA, certaines spécificités littéraires et éditoriales peuvent alerter des lecteurs avertis. Les textes auto-édités créés, en tout ou en partie, par une IA affichent le plus souvent un même format : ils sont courts et dépassent rarement la centaine de pages. Les récits sont souvent superficiels et les actions y sont largement prévisibles.

La traduction d’un ouvrage en plusieurs langues sans même la révision par un professionnel est aussi un élément révélateur de machines textuelles.

La qualité littéraire n’est pas le seul marqueur indiquant la présence d’une IA : la faiblesse voire l’absence d’éléments biographiques sur l’auteur est susceptible de dissimuler la présence massive de textes algorithmiques. Sur KDP, la section À propos de permettant à un auteur de se présenter est souvent vide lorsqu’il s’agit d’un livre généré quasi totalement par IA. Dans ce cas de figure, le recours à des pseudonymes est courant et facilement identifiable puisqu’une recherche plus approfondie sur Internet ne confirme généralement pas l’existence de l’auteur.

La fréquence de publication de certains auteurs, capables d’écrire et de publier plusieurs livres en une seule journée devrait également attirer l’attention. Une telle cadence d’écriture est peu probable pour un auteur humain, surtout lorsqu’il s’agit d’un auto-édité, seul à gérer toutes les étapes de publication.

Enfin, ces ouvrages sont souvent très peu commentés et appréciés par les lecteurs dont la clairvoyance littéraire devient un excellent détecteur de productions d’IA. À l’inverse, trop de commentaires élogieux et uniformes peuvent également trahir une intervention artificielle.

Fictions codifiées et tropes narratifs, un modèle littéraire idéal pour les IA

Les livres auto-édités relèvent majoritairement de la littérature de genre. Ils répondent le plus souvent à des structures narratives très précises, comme la romance ou la fantasy. Pour Arthur de Saint Vincent, directeur de la maison d’édition Hugo et Cie, « les [lecteurs et] lectrices n’hésitent pas à se déplacer vers l’auto-édition pour trouver une littérature de genre ». Pour tenter de satisfaire ce lectorat à la recherche du « plaisir rassurant de la reconnaissance », certains auteurs n’hésitent pas à recourir aux robots conversationnels, programmés pour produire des récits formatés très efficaces.

Camille Emmanuelle, autrice de plus d’une douzaine de romances érotiques, confirme dans un témoignage que, « pour une IA, créer revient à formater, et que formater se résume à façonner des textes selon des données d’apprentissage largement recyclées. » Cette multiplication des récits générés par des IA n’est pas sans conséquences. Au-delà de produire des textes standardisés et uniformes, renforcé par une « consanguinité de l’IA », l’exercice littéraire risque surtout de se réduire à une structure de type « thèmes et variations », empruntée au domaine musical. Un même argument, soumis à des scripts presque jumeaux, produit des récits à peine enrichis. Ce processus génère inévitablement une modélisation de l’écriture, révélant une forme d’eugénisme littéraire fondée sur la simplicité, la banalité et l’insipidité.

Quel avenir pour l’auto-édition ?

Devant une production littéraire née sous IA, comment va régir la « communauté biblio-numérique » ? c’est-à-dire les lecteurs, les auteurs, les fans et les influenceurs des plateformes interactives. S’emparera-t-elle de ces histoires artificielles sans distinction, ou les considérera-t-elle comme une simple sous-catégorie de l’écriture humaine ?

Quoi qu’il en soit, la seule restriction des textes générés par IA proposée par Amazon ne garantit pas une protection durable contre « l’IA-modélisation de l’auto-édition ». En plus d’engorger la plateforme d’auto-édition KDP, cette situation pourrait détourner les lecteurs vers d’autres horizons numériques et nuire à la carrière patiemment construite d’auteurs auto-édités. Pour se démarquer de telles machines textuelles, ces passionnés du livre et de l’écriture devront continuer à valoriser leur savoir-faire, à souligner leur expérience éditoriale et surtout à jouer la transparence quant à la nature humaine de leur travail textuel et éditorial. À moins qu’Amazon, comme YouTube en juillet 2025, choisisse de démonétiser les contenus non authentiques pour freiner leur prolifération.

Utilisée avec discernement, les robots conversationnels peuvent aider les auteurs auto-édités à gagner du temps. Or, au-delà d’un certain seuil, ces outils pourraient devenir toxiques et contaminer l’image globale de l’édition sans éditeur.

Faut-il par conséquent encadrer l’utilisation de l’IA dans l’autoédition ? Une telle mesure risquerait de rompre avec le principe d’indépendance revendiqué par les auteurs auto-édités… Pourtant, intégrer des chatbots dans le processus de création littéraire indépendante, n’est-ce pas aussi instaurer une forme de co-édition, où l’auteur partage avec une machine son autonomie ?

The Conversation

Stéphanie Parmentier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Auto-édition : une multiplication de livres générés par IA ? – https://theconversation.com/auto-edition-une-multiplication-de-livres-generes-par-ia-263822