Source: The Conversation – in French – By Céline Diaz, Doctorante en psychologie du travail et des organisations au sein des unités QualiPsy (UR 1901; Université de Tours) et C2S (UR 6291; Université de Reims Champagne-Ardenne), Université de Tours
Événements professionnels stressants, horaires changeants ou tâches répétitives : les études scientifiques tendent à montrer un lien entre certaines contraintes professionnelles et la consommation d’alcool ou de tabac. Qu’est-ce qui motive ces comportements et quels sont les mécanismes à l’œuvre ?
En France, les consommations d’alcool et de tabac sont les deux premières causes de mortalité évitable, mais elles restent largement répandues.
En 2020, en France métropolitaine, près de 23,7 % des 18 ans à 75 ans dépassaient les repères de consommation d’alcool recommandés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En 2022, 31,8 % d’entre eux déclaraient fumer et 7,3 % déclaraient vapoter.
Tabac et alcool, à l’origine de graves conséquences pour la santé
Ces comportements de consommation présentent pourtant de nombreux risques pour la santé des individus. Le tabagisme est à l’origine de nombreuses pathologies telles que des maladies cardiovasculaires, des maladies respiratoires chroniques et, plus fréquemment encore, certains cancers.
Des alternatives considérées comme étant plus sûres pour la santé ont émergé, la plus courante étant la cigarette électronique. L’OMS a toutefois mis en garde la population face aux risques pour la santé que pourraient causer ces nouveaux produits.
La consommation d’alcool, quant à elle, est, directement ou indirectement, responsable d’une variété d’atteintes à la santé (par exemple, des cancers, des maladies cardiovasculaires, des cirrhoses du foie).
Facteurs sociodémographiques, psychologiques… et professionnels
Face à ce problème majeur de santé publique, les chercheurs se sont intéressés aux facteurs à l’origine de ces consommations, afin de tenter de les prévenir. Ainsi, de nombreux facteurs sociodémographiques ont été identifiés comme jouant un rôle dans l’explication des consommations d’alcool et de tabac, tels que le genre, l’âge, le statut économique, le niveau de diplôme et le statut marital.
Certains facteurs psychologiques sont également impliqués dans ces comportements de consommation, tels que l’impulsivité, une faible estime de soi ou encore des symptômes anxiodépressifs.
Au-delà de ces déterminants, des travaux suggèrent que les facteurs professionnels pourraient également expliquer la consommation d’alcool et de tabac. En effet, bien qu’avoir un emploi semble être protecteur face à la consommation de tabac et d’alcool (la prévalence étant plus importante chez les demandeurs d’emploi), les conditions de travail pourraient impacter les comportements de consommation des travailleurs.
Les emplois sous contrainte propices à la consommation
Les données scientifiques concernant le lien entre l’activité professionnelle et la consommation de tabac ont mis en évidence que les changements dans les horaires de travail (le passage d’horaires classiques à des horaires prolongés), la monotonie des tâches, les tâches répétitives et, plus généralement, les emplois avec de fortes contraintes sont associés à une augmentation du tabagisme.
Concernant la consommation d’alcool, une récente revue de la littérature a identifié quatre grandes catégories de déterminants des comportements de consommation en lien avec le travail :
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les normes sociales relatives à l’alcool au travail (acceptabilité et pratiques au travail),
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le faible contrôle social au travail (par exemple, une faible régulation par l’organisation),
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l’accès à l’alcool et la facilité de consommation sur le lieu de travail,
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et, enfin, les contraintes professionnelles (par exemple, des événements stressants au travail, des conflits de rôles, une supervision abusive).
L’« automédication par l’alcool et le tabac » : une réponse aux contraintes professionnelles
Les chercheurs se sont interrogés sur les processus motivationnels qui sous-tendent les effets des contraintes professionnelles sur les comportements de consommation : pour quelles raisons les personnes boivent-elles ou fument-elles après avoir été exposées à des contraintes professionnelles ?
En réponse à cette question, le modèle motivationnel de la consommation de substances et son adaptation au contexte professionnel (c’est-à-dire le modèle biphasique de l’automédication de Frone) suggèrent que les personnes développent des croyances quant aux effets de l’alcool et du tabac sur leurs états internes.
Avec l’alcool, une tentative pour réduire la tension ou la fatigue induites par le travail
Dans son modèle biphasique de l’automédication, Frone explique que les individus développent des attentes quant aux effets bénéfiques de l’alcool pour faire face à la fatigue ou aux affects négatifs (comme la colère ou l’anxiété) causés par le travail.
Ce modèle est qualifié de « biphasique » en raison du double effet de l’alcool : effet stimulant (quand son taux de concentration dans le sang augmente) et sédatif (quand son taux de concentration dans le sang diminue).
Plus précisément, selon Frone, deux motivations poussent les individus à consommer de l’alcool après avoir été exposés à des contraintes professionnelles :
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des attentes de réduction de la fatigue par le biais de l’effet stimulant de l’alcool,
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des attentes de réduction de la tension par le biais de l’effet sédatif de l’alcool.
Apportant un soutien à ces hypothèses, Frone a montré que les contraintes professionnelles (par exemple, la charge et le rythme de travail) pouvaient entraîner des affects négatifs et de la fatigue. Les affects négatifs liés au travail étaient à leur tour corrélés à une hausse de la consommation générale d’alcool, mais uniquement chez les personnes ayant de fortes attentes de réduction de la tension par la consommation d’alcool.
Ces affects étaient également liés à davantage de consommation d’alcool après le travail, mais, là encore, seulement chez les hommes ayant de fortes attentes de réduction de la tension.
La fatigue liée au travail était, quant à elle, associée à une hausse de la consommation générale d’alcool et de la consommation d’alcool pendant le travail, mais uniquement chez les hommes ayant de fortes croyances de réduction de la fatigue par la consommation d’alcool.
Ces travaux ont permis de montrer que les attentes que les individus ont vis-à-vis de l’alcool peuvent expliquer leurs comportements de consommation d’alcool face aux contraintes professionnelles. En somme, un contexte professionnel contraignant peut constituer un terrain propice à la recherche de solutions d’« automédication » au travers de la consommation de substances.
Concernant la consommation de tabac, bien que les liens entre contraintes professionnelles et comportements de tabagisme n’aient pas encore été testés par le prisme du modèle biphasique de l’automédication, il semble possible que ce modèle puisse s’appliquer également, le tabac ayant également des effets à la fois sédatifs et stimulants.
Télétravail et comportements de consommation : des liens qui restent à explorer
Il apparaît dès lors indispensable que les travaux de recherche se poursuivent afin d’approfondir la compréhension des motivations sous-jacentes à la consommation d’alcool et de tabac en lien avec l’environnement professionnel, en portant une attention particulière aux modalités d’organisation du travail.
En effet, avec l’essor du télétravail, de nombreux experts dans les domaines de la santé au travail et de l’addictologie suggèrent que le contexte de télétravail, caractérisé par un accès facilité à l’alcool et au tabac et par une moindre visibilité des comportements de consommation, pourrait constituer un environnement favorable au développement de ces comportements à risque pour la santé.
Comprendre plus finement ces phénomènes de consommation constitue un enjeu de santé publique, afin de pouvoir prévenir plus efficacement les usages à risque et leurs conséquences sur la santé des travailleurs.
Cet article est rédigé dans le cadre du projet CONSOMTEL (« Étude longitudinale des comportements de consommation d’alcool, de tabac et de vapotage en télétravail : les femmes plus exposées ? ») avec le soutien de l’Institut national du cancer INCa_18339 : Projet CONSOMTEL.
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Céline DIAZ a participé à des projets financés par l’Institut National du Cancer (INCa), l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), et l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES)
Fabien Gierski a reçu des financements de l’Institut National du Cancer (INCa), de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), de l’Institut pour la Recherche en Santé Publique (IRESP), et du programme Européen INTERREG France-Wallonie-Vlanderen.
Nicolas Gillet a reçu divers financements en réponse à des appels à projets proposés par exemple par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) ou encore la Ligue contre le Cancer.
Tiphaine Huyghebaert-Zouaghi a reçu des financements de l’Institut National du Cancer (INCa), de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) et de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES).
– ref. Alcool et tabac : des échappatoires face aux contraintes du travail ? – https://theconversation.com/alcool-et-tabac-des-echappatoires-face-aux-contraintes-du-travail-259583
