Source: The Conversation – France (in French) – By Sina Grosskopf, Professeure de gestion interculturelle, International University of Monaco
Une étude met en lumière trois phases à travers lesquelles les migrants prennent l’initiative de changements dans les organisations : relecture des routines, négociation au sein des équipes et ancrage de nouvelles pratiques. Que peuvent apprendre les entreprises de ces dynamiques de transformation ?
Dans un marché du travail mondialisé, les salariés migrants doivent souvent s’adapter à des structures imprégnées de normes culturelles qui ne sont pas les leurs. Mais au lieu de se conformer passivement, beaucoup deviennent, consciemment ou non, des agents de transformation.
Cette étude s’intéresse à la manière dont les migrants multiculturels – c’est-à-dire ayant intériorisé plusieurs cultures sociétales – s’engagent dans les routines organisationnelles et les reconfigurent. Ce travail porte sur des migrants hautement qualifiés, dont les ressources réflexives, culturelles et linguistiques facilitent l’identification et la transformation des routines. À l’inverse, ceux qui ont un accès plus limité à la langue, à l’éducation ou à la participation sociale rencontrent davantage d’obstacles et disposent de moins de marge de manœuvre.
Les routines organisationnelles sont des schémas récurrents et reconnaissables d’actions interdépendantes de différents acteurs ; elles ne sont donc pas seulement rigides, mais, grâce aux personnes impliquées, dynamiques et susceptibles de changer. Ainsi, l’acteur – et, en particulier, ses actions dans des contextes spécifiques – passe au premier plan. Il en résulte que les routines organisationnelles se voient réinterprétées par ces salariés. Forts de leurs répertoires culturels variés, ils introduisent des pratiques et des significations alternatives qui viennent questionner le statu quo.
À partir d’une étude de cas multiple dans les secteurs de l’aéronautique et du conseil en Allemagne, trois processus interdépendants se dessinent : une relecture des routines, une négociation au sein des équipes, puis un changement organisationnel durable. Ces dynamiques restent fortement conditionnées par le contexte dans lequel elles émergent.
Relecture des routines
Le changement commence par la manière dont les migrants perçoivent les routines. En tant qu’individus multiculturels, ils observent les pratiques professionnelles avec un regard pluriel, détectant des contradictions ou des dysfonctionnements que d’autres ne voient pas ou ne voient plus, tant ceux-ci semblent « normaux ». Ils apportent ainsi une perspective inédite, nourrie de leurs expériences diversifiées.
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Cette relecture illustre la créativité culturelle des individus multiculturels, capables de générer des idées nouvelles en mobilisant une large palette d’expériences, de savoirs et de perspectives. En intégrant même des valeurs et pratiques contradictoires, ils expriment une complexité cognitive qui fait de leur répertoire multiculturel une ressource précieuse pour imaginer des alternatives aux routines établies.
Par exemple, un spécialiste roumain en informatique aéronautique attribue l’émergence de sa créativité à son expérience migratoire :
« Cette expérience a brisé toutes les structures figées et, lorsqu’on évolue dans un cadre plus libre, il devient plus facile d’être créatif. »
De leur côté, plusieurs collègues allemands estiment que les individus multiculturels « bénéficient de davantage de libertés – ou les revendiquent – et développent ainsi une pensée plus créative, capable de sortir des cadres établis. » L’ouverture à l’expérimentation apparaît, en effet, plus marquée chez ces derniers. Alors que beaucoup d’Allemands craignent de « détruire » quelque chose, les personnes multiculturelles relativisent :
« Qu’est-ce que je pourrais casser maintenant ? C’est presque déjà cassé de toute façon ! »
Un participant français ajoute :
« Les Français et les Italiens cherchent peut-être plus facilement des raccourcis, même en prenant des risques. Cela peut parfois constituer un avantage. »
Négociation interculturelle
Identifier des alternatives n’est qu’un début : les migrants doivent ensuite convaincre leur équipe. Dans cette phase de négociation interculturelle, leurs compétences communicationnelles et leur empathie culturelle sont décisives. Conformément aux recherches récentes, ces négociations interculturelles peuvent mener au rejet des idées proposées, à des compromis unilatéraux, à des compromis mutuels, voire à des innovations profitables à l’ensemble du groupe.
Dans le cadre de la recherche mentionnée ci-dessus, un ingénieur aéronautique indien raconte comment un environnement de travail allemand, très axé sur les tâches et sur les faits, s’est progressivement transformé en une ambiance plus conviviale et centrée sur les relations humaines – une évolution amorcée par l’introduction d’une nouvelle routine, inspirée de sa propre conception des relations de travail, sous la forme d’un « bureau de chahutage » :
« On plaisante, on parle de choses personnelles, de ce qu’on fait en dehors du travail. Parfois, on va faire du snowboard ou on joue au flipper, ce genre de trucs. Ensuite, on discute de nos scores, de qui a fait quoi, de comment ça s’est passé. On a aussi un système qu’on appelle le “keycount”. Celui qui était responsable au moment où un appareil du satellite a été non pas détruit directement, mais impliqué dans un incident, reçoit un keycount. […] Rien n’est caché dans notre groupe. La première règle, c’est que rien ne se fait dans le dos de quelqu’un – tout doit être dit en face, directement à la personne concernée. » Arian, ingénieur aéronautique indien.
Il montre comment le tableau d’affichage, soutenu par ses collègues, transforme l’orientation allemande vers la tâche en un environnement plus relationnel. La négociation interculturelle se traduit par l’introduction active de cette nouvelle routine et par la conviction générée autour du facteur plaisir – un élément enraciné dans la tradition collectiviste et relationnelle indienne. Le contraste entre deux cultures devient ainsi une source d’inspiration pour l’introduction et la négociation de cette nouvelle routine organisationnelle quotidienne, qui ne peut être reconnue, comprise et mise en œuvre que par quelqu’un ayant une connaissance des deux contextes.
Intégrer le changement
La troisième phase consiste à intégrer ces changements négociés dans les routines organisationnelles. Lorsqu’elle réussit, la contribution des migrants et la négociation collective dépassent le simple cadre des suggestions individuelles pour transformer en profondeur les modes de fonctionnement. Les routines cessent alors d’être de simples schémas répétitifs : elles deviennent des espaces dynamiques d’interaction et de transformation, facilitant une approche plus détendue du changement dans les pratiques et structures organisationnelles. Les équipes commencent à interroger les façons de faire habituelles et à envisager d’autres possibles.
Ce qui n’était au départ qu’une « petite suggestion » peut ainsi déclencher des réflexions plus larges sur les valeurs, sur la confiance et sur la collaboration. Ces moments ouvrent des perspectives d’apprentissage interculturel et de construction d’identités partagées, comme en témoignent ces salariés, qu’ils soient migrants ou non :
« Je pense que j’ai changé. Je ne suis clairement plus aussi étroit d’esprit qu’il y a dix ans. Et c’est quelque chose qu’il faut vraiment apprendre […] il faut accepter les opinions différentes, et surtout d’autres manières de travailler, qui peuvent elles aussi mener au succès. » (Hans, ingénieur aéronautique allemand)
« Je pense que les choses ont évolué dans le bon sens au cours des dix dernières années. Nous travaillons désormais plus étroitement avec des personnes de différentes nationalités. Les gens dans notre organisation sont devenus plus tolérants et compréhensifs. » (Camille, ingénieure aéronautique française)
« Je crois que le fait d’avoir fait partie du groupe depuis un certain temps a rendu le groupe un peu plus espagnol. » (José, ingénieur aéronautique espagnol)
Le rôle du contexte organisationnel
Cependant, tous les contextes organisationnels ne se montrent pas également réceptifs. En particulier, les situations de dépendance ou les structures hiérarchiques rigides – comme les relations avec des clients ou les rapports entre siège et filiales – peuvent freiner ces dynamiques de transformation. Les différentes études de cas de la recherche citée, chacune marquée par ses propres spécificités contextuelles, montrent que le rôle moteur des migrants peut parfois être entravé, ou cantonné à une fonction explicative ou justificative, plutôt qu’être pleinement reconnu comme une contribution active.
À l’inverse, les organisations qui favorisent les contacts interculturels grâce à un environnement international, à la diversité des équipes et à un état d’esprit global sont bien mieux placées pour tirer parti de la créativité culturelle que les migrants apportent.
Enjeux pour les entreprises
Comment les organisations peuvent-elles accompagner ce processus et valoriser pleinement leur main-d’œuvre multiculturelle ? Plusieurs pistes sont à suivre :
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Valoriser la diversité des interprétations : plutôt que d’exiger une assimilation rapide, les entreprises devraient considérer les visions alternatives comme des opportunités d’apprentissage et de développement ;
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Créer des espaces de négociation interculturelle : encourager un dialogue ouvert dans lequel les salariés peuvent proposer des changements, en expliquer les raisons et écouter les autres points de vue ;
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Permettre l’évolution des routines : mettre en place des mécanismes de retour d’expérience permettant aux expérimentations réussies à petite échelle d’être étendues plus largement ;
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Reconnaître l’innovation du quotidien : le changement ne vient pas toujours d’une stratégie décidée en haut. Soutenir les interprétations individuelles, les négociations interpersonnelles et les expérimentations locales, et donner aux équipes les moyens de faire évoluer les pratiques de manière organique.
Les migrants multiculturels ne sont pas simplement des salariés qui s’adaptent à une culture d’entreprise : ce sont aussi des innovateurs culturels. En créant des environnements ouverts à la réinterprétation et à la négociation, les organisations peuvent devenir plus agiles, inclusives et résilientes.
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Sina Grosskopf est membre de l’Université de Passau, de l’International Association of Cross-Cultural Competence and Management, du Centre d’études en entrepreneuriat international et interculturel (Université du Québec à Montréal) et du International Organizations Network.
– ref. Comment les migrants bouleversent et enrichissent les routines organisationnelles – https://theconversation.com/comment-les-migrants-bouleversent-et-enrichissent-les-routines-organisationnelles-258419
