Tchad : l’emprisonnement de Succès Masra, symbole d’un espace politique verrouillé

Source: The Conversation – in French – By Bourdjolbo Tchoudiba, Doctorant en Sciences Politiques-Université Paris-Est Créteil, Laboratoire Interdisciplinaire d’Études du Politique Hannah Arendt (LIPHA), Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)

L’ancien Premier ministre tchadien et chef du parti d’opposition Les Transformateurs, Succès Masra, a été condamné à 20 ans de prison et à une lourde amende d’un milliard de FCFA (1, 666 million de dollars US). Masra a été reconnu coupable de « diffusion de messages à caractère haineux et xénophobe » et de « complicité de meurtre » dans les violences communautaires qui ont fait une quarantaine de morts en mai dernier.

Le Tchad semble ainsi se refermer sur son opposition. Après la mort violente de Yaya Dillo en 2024, c’est autour de Succès Masra, qui incarnait l’espoir d’un pluralisme politique, d’être neutralisé. En tant que chercheur ayant étudié la vie politique du pays, Bourdjolbo Tchoudiba décrypte les effets politiques de ce verdict, y voyant un stratagème visant à rétrécir l’espace démocratique, au risque d’installer une crise politique et sociale durable.


Comment analysez-vous ce verdict par rapport à la carrière politique de Succès Masra ?

L’affaire Masra, depuis son arrestation le 16 mai 2025 — survenue deux jours seulement après le conflit communautaire de Mandakaou, au sud du Tchad — a été entachée d’irrégularités à toutes les étapes de la procédure. Le verdict du 9 août 2025 de la Chambre criminelle, le condamnant à 20 ans de prison ferme, confirme la thèse d’un procès politique avancée dès le début de cette affaire.

Plusieurs médias, organisations de la société civile et ONG considèrent qu’il s’agit d’un procès à motivation politique .

À première vue, ce verdict constitue une victoire pour le régime militaire tchadien qui a visiblement opté pour le rétrécissement de l’espace politique depuis le début de la transition politique en 2021 en neutralisant les principaux leaders de l’opposition. L’assassinat physique et politique de Yaya Dillo, l’un des principaux opposants du régime en 2023, et la condamnation de Masra en sont les exemples les plus palpables.

Mais ce verdict fragilise aussi le lent processus démocratique enclenché depuis 1990 et cristallise des tensions qui ne se résorberont pas aussi facilement.

La peine infligée à Masra témoigne de l’instrumentalisation de l’appareil judiciaire. Elle s’inscrit dans une longue séquence de répressions visant opposants, société civile, leaders d’opinion. La justice apparaît ainsi comme arme politique. À ce rythme, le climat politique déjà tendu risque de replonger le Tchad dans l’instabilité.




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Est-ce la fin de la carrière politique de Succès Masra ?

Le parcours atypique du président du parti Les Transformateurs, sa capacité de résilience et à incarner une véritable alternative semblent avoir pesé dans l’issue du verdict. Opposant majeur du régime, il a été contraint à un court exil après la répression de la manifestation du 20 octobre 2022. Cette mobilisation réprimée dans le sang avait fait plus de 300 morts. Elle avait été organisée pour protester contre la prolongation unilatérale de la transition.

Il est revenu en novembre 2023 à la faveur d’un accord de «réconciliation». Quelques semaines plus tard, il a été nommé Premier ministre le 1ᵉʳ janvier 2024, puis a démissionné pour se présenter à l’élection présidentielle du 6 mai 2024.

Lors de ce scrutin, Masra a été officiellement crédité de 18,53 % des voix face à Mahamat Idriss Déby (61,03 %), des résultats qu’il a contestés.

Sa condamnation après ce procès expéditif laisse penser à la fin de sa carrière politique. Par ailleurs, le départ de certains cadres influents fragilise davantage son parti, confronté à un véritable défi de survie.

Ce verdict fige son image. Il renforce en même temps sa popularité auprès de sa base et des sympathisants qui le perçoivent comme une victime d’une justice instrumentalisée par le régime au pouvoir.

Cette condamnation rétrécit ainsi son espace d’action (emprisonnement, inéligibilité de facto) tout en augmentant son capital symbolique de martyr dans une trajectoire politique déjà marquée par la répression du 20 octobre 2022 (« Jeudi noir »).

Beaucoup de Tchadiens évoquent la possibilité d’une grâce présidentielle suivie d’une amnistie pour donner une seconde vie politique à Succès Masra. Il peut également bénéficier de la réduction ou de l’annulation de peine après le recours en appel introduit par ses avocats.




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Comment cette condamnation pourrait-elle reconfigurer le rapport de force entre pouvoir et opposition au Tchad ?

À court terme, cette condamnation renforce l’emprise du parti au pouvoir sur l’échiquier politique tchadien. Depuis le verdict, Les Transformateurs traverse déjà des fractures internes. Cela réduit le risque pour le régime d’une figure unique capable de cristalliser la contestation dans la rue et de s’imposer dans les urnes. Cet emprisonnement affaiblira forcément la capacité de mobilisation du parti Les Transformateurs et occasionnera le départ de certains de ses membres influents, à l’image du vice-président Dr Sitack Yombatina Béni, qui, quelques jours après le verdict, a démissionné.

C’est d’ailleurs l’un des objectifs qui se cache derrière cette condamnation. Celui de décapiter le parti et de coopter ses membres influents. Mais cette stratégie de déstabilisation, déjà tentée par le passé, peut-elle aboutir cette fois-ci ?

La direction collégiale mise en place sous l’ordre de Succès Masra, dans la foulée de sa condamnation, pourrait se réorganiser autour de certains leaders clés qui incarnent l’idéologie de ce parti. La désignation de la vice-présidente chargée de la condition féminine, Claudia Hoinathy pour assurer l’intérim à la tête du parti, sonne comme un choix stratégique caractéristique de la résilience des transformateurs.

À moyen terme, l’avenir ce parti demeure incertain. Le pouvoir multiplie les manœuvres dans un jeu politique déséquilibré, visant la déstabilisation totale de l’opposition. La condamnation de Masra s’inscrit dans une dynamique où l’opposition, décapitée et fragmentée, peine à construire un front uni. Le scénario le plus préoccupant reste celui d’une dissolution du parti, comme ce fut le cas pour le Parti socialiste sans frontières (PSF) de Yaya Dillo en 2023, après son assassinat.

Enfin, le Tchad n’est pas aussi stable que certains pourraient le penser. L’appareil sécuritaire et de défense est déjà éprouvé par des répressions sanglantes des évènements de 2021–2022 (usage récurrent de la force contre les rassemblements) et marqué par de dérives diverses (défection, règlement de compte, incompétence, impunité, conflit d’intérêt, etc.). Ce qui pourrait fragiliser et provoquer la déstabilisation du pouvoir si la contestation se déporte vers des formes de guérilla urbaine ou de manifestation violente.

La dissuasion à court terme imposée par la condamnation de Masra pourrait se traduire, à long terme, par un durcissement du conflit politique, qui risque de rompre l’équilibre déjà précaire du pays.




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Quel impact ce verdict pourrait-il avoir sur la démocratie et les libertés au Tchad ?

Cette condamnation suscite déjà de vives critiques. Par exemple, Human Rights Watch dénonce un procès à caractère politique et estime que la peine « envoie un message effrayant aux détracteurs du gouvernement ». Le risque d’une crise socio-politique se dessine à travers ce verrouillage de l’appareil judiciaire qui pourrait provoquer des tensions violentes.

Plusieurs signaux convergent vers un recul démocratique et la violation des libertés au Tchad. Depuis le début de la transition politique tchadienne en 2021 jusqu’à aujourd’hui, les libertés publiques (réunion, expression, association, presse, etc.) se sont considérablement restreintes. Les organisations de la société civile, de défense des droits humains et de la presse ont été suspendues.

L’interdiction des manifestations, les arrestations de dissidents et la suspension d’organisations civiles et médiatiques confirment cette dérive autoritaire.

Le précédent d’octobre 2022 illustre cette dynamique. Il criminalise la parole publique à travers des accusations d’incitation, de xénophobie ou de violences intercommunautaires. Ce qui a installé un climat d’autocensure. En neutralisant le pluralisme politique, il favorise de fait une dérive monopartiste qui rappelle les années sombres ayant suivi l’indépendance en 1960.

Des affaires visant des opposants de premier plan – de Yaya Dillo en 2024 à Succès Masra après une élection contestée – renforcent l’inquiétude sur l’indépendance de la justice. Elles alimentent aussi la perception d’une crise de légitimité du pouvoir.

Si le verdict est confirmé, il risque de compromettre les promesses de réconciliation nationale et d’aggraver la défiance envers des institutions judiciaires déjà discréditées.

Quelles conditions seraient nécessaires pour apaiser les tensions politiques liées à cette affaire ?

Après la répression du 20 octobre 2022, Masra était rentré d’exil grâce à l’« accord de Kinshasa », signé sous l’égide de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC). Cet accord, suivi par une amnistie, lui garantissait ses droits politiques et juridiques.

Mais ce verdict lui ôte toutes ces garanties auxquelles les autorités tchadiennes s’étaient engagées devant la communauté internationale.

À ce stade, il est urgent que la communauté internationale, et en particulier la CEEAC ainsi que le facilitateur désigné, le président de la RDC Félix Tshisekedi, interviennent pour assurer la médiation et faire respecter l’accord de Kinshasa. Elle doit rappeler à l’État sa responsabilité d’assurer une justice équitable et exiger le respect des libertés politiques et civiques, condition indispensable à une véritable réconciliation.

The Conversation

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ref. Tchad : l’emprisonnement de Succès Masra, symbole d’un espace politique verrouillé – https://theconversation.com/tchad-lemprisonnement-de-succes-masra-symbole-dun-espace-politique-verrouille-263399