Source: The Conversation – France (in French) – By Léa Tardieu, Chargée de recherche en économie de l’environnement, Inrae
Une étude inédite démontre l’injustice environnementale dont sont victimes les communautés des gens du voyage. Les aires d’accueil où elles peuvent séjourner sont de fait très souvent placées dans des zones polluées ou présentant des nuisances environnementales.
Essayez de vous rappeler la dernière fois que vous avez vu une pancarte désignant « aire d’accueil des gens du voyage ». Vers où pointait-elle ? Dans la France urbaine et périurbaine, il y a de fortes chances qu’elle dirige vers une zone polluée ou sujette à d’autres nuisances environnementales. C’est ce que nous avons pu démontrer à travers une étude statistique inédite. Les gens du voyage, un terme administratif désignant un mode de vie non sédentaire qui englobe une multitude de communautés roms, gitanes, manouches, sintés, yénish, etc., sont de ce fait discriminés.
De précédentes recherches avaient déjà mis en évidence la discrimination environnementale systémique que subissent ces communautés en France. On peut citer par exemple l’ouvrage Où sont les « gens du voyage » ? Inventaire critique des aires d’accueil, du juriste William Acker, et les travaux en anthropologie de Lise Foisneau, notamment sur l’aire du Petit-Quevilly (Seine-Maritime) à la suite de l’accident industriel de Lubrizol, ou encore ceux de Gaëlla Loiseau.
Ils replacent ces discriminations dans un contexte historique, sociologique, juridique et politique, et soulignent le rôle prépondérant de la mise à distance des gens du voyage dans l’espace public et soulignent leur invisibilisation dans le débat public.
Pour compléter les études existantes et enrichir le débat sur les injustices environnementales en France, nous avons souhaité vérifier si ces injustices pouvaient s’observer au plan statistique. Dans une étude récemment publiée dans Nature Cities, nous comparons l’exposition aux nuisances environnementales dans les aires d’accueil et dans d’autres zones d’habitation comparables.
Où placer les aires d’accueil ?
La localisation des aires d’accueil des gens du voyage représente un domaine, relativement unique, dans lequel la puissance publique impose les lieux où une catégorie de la population a le droit de s’installer.
Ceci en fait un contexte particulièrement intéressant à étudier dans le cadre de la justice environnementale. En effet, la littérature sur la justice environnementale se concentre presque exclusivement sur les phénomènes de ségrégation spatiale, involontaires et systémiques. En revanche, le cas des aires de gens du voyage met en lumière une injustice produite directement par des décisions publiques répétées, et non par des dynamiques résidentielles spontanées.
En France, depuis la loi du 5 juillet 2000, dite loi Besson, la participation à l’accueil des gens du voyage est obligatoire pour les communes de plus de 5 000 habitants. Mais cette nécessité est, dans les faits, peu respectée. Les derniers chiffres officiels de la DIHAL font état des éléments suivants : seuls 12 départements sur 95 respectent les prescriptions prévues par leur schéma.
Pour décider du lieu d’installation d’une aire, les élus locaux peuvent soit l’établir sur leur territoire, soit participer à son financement sur une commune voisine, communauté de communes ou communauté d’agglomération dans le cadre d’un établissement public de coopération intercommunale (EPCI).
Actuellement, cependant, moins d’un établissement public de coopération intercommunale sur deux est en conformité. Malgré ces manques de conformité, la loi Besson a eu pour conséquence principale de faire construire les aires d’accueil majoritairement dans des aires urbaines.

Léa Tardieu/Inrae, Fourni par l’auteur
Les schémas départementaux d’accueil et d’habitat des gens du voyage, approuvés par l’État par un arrêté signé du préfet du département, évaluent la situation au niveau du département et déterminent les objectifs et obligations pour une durée de six ans. Le schéma spécifie, entre autres, le nombre d’aires d’accueil et les communes ayant l’obligation d’en avoir.
Des aires concentrées dans les communes les plus exposées aux nuisances environnementales…
Nous avons dans un premier temps analysé les caractéristiques des communes accueillant les aires. La situation des communes de plus de 5 000 habitants au sein d’un EPCI s’avère déterminante.
Lorsqu’une seule commune de l’EPCI a plus de 5 000 habitants, celle-ci a, toutes choses égales par ailleurs, huit fois plus de chances d’accueillir une aire que les communes de moins de 5 000 habitants. En revanche, lorsque plusieurs communes de l’EPCI ont plus de 5 000 habitants, cette probabilité n’est que quatre fois plus élevée. Cette statistique indique qu’il existe bien, dans certains cas, une négociation entre les communes. Cette négociation peut avoir pour objectif de limiter le nombre d’aires d’accueil à installer sur leur territoire, et d’éviter d’en installer une dans la commune.
Nos résultats révèlent en outre que les communes de plus de 5 000 habitants qui ont une aire d’accueil contiennent, en moyenne, plus de nuisances environnementales que celles qui n’en accueillent pas. Cela est vrai pour tous les types de nuisances, à l’exception du risque d’inondation.
L’écart est particulièrement important pour certains types de nuisances. Par exemple, 55 % des communes accueillant une aire abritent une usine très polluante, contre 34 % des communes qui n’en accueillent pas. Concernant les déchetteries, ces proportions s’élèvent à 64 % et 47 %, respectivement.
Par ailleurs, les communes dans lesquelles la valeur locative des logements (qui reflète le prix du marché) est plus élevée sont moins susceptibles d’accueillir une aire.
Ces analyses ont été réalisées en prenant en compte certaines caractéristiques des communes (population, superficie, etc.) pour mesurer les différences entre communes comparables.
… et, au sein des communes, dans les zones les plus polluées
À l’intérieur même des communes, les aires sont placées dans des zones déjà défavorisées : revenus plus faibles, plus de logements sociaux et des foyers plus nombreux.
Mais les aires d’accueil sont surtout localisées à proximité des sources de pollution. Les zones autour d’une aire ont trois fois plus de probabilité d’être à proximité d’une déchetterie (moins de 300 mètres) et plus de deux fois plus de probabilité d’être à proximité d’une station d’épuration ou d’une autoroute (moins de 100 mètres). Elles ont aussi 30 % de risque supplémentaire d’être proches d’un site pollué et 40 % d’être à proximité d’une usine classée Seveso (présentant un risque industriel).
Autrement dit, les aires sont non seulement placées dans des zones les plus modestes au plan économique, mais parmi les zones modestes, elles sont aussi situées dans les zones les plus exposées aux nuisances environnementales.
Logique de moindre coût ou racisme environnemental ?
Nous envisageons deux mécanismes schématiques – qui ne s’excluent pas mutuellement en pratique – permettant d’expliquer cette discrimination environnementale. Les choix de localisation des aires d’accueil peuvent en effet découler d’un processus de minimisation des coûts ou encore résulter d’une discrimination intentionnelle de la part des pouvoirs publics.
Dans le premier cas, on notera que les terrains proches d’infrastructures bruyantes ou polluantes sont souvent moins chers, moins convoités, et donc plus faciles à mobiliser. Les maires et collectivités, soumis à des contraintes financières, peuvent donc être tentés d’installer les aires là où cela coûte le moins.
Nos données le confirment : les aires sont souvent implantées là où les loyers sont bas et l’accès aux services publics limité. Ceci a également été montré par les travaux de Lise Foisneau.
Mais une seconde explication ne peut être écartée : celle du racisme environnemental. L’antitziganisme est fortement ancré dans la société française, comme en témoignent de nombreux discours médiatiques ou politiques. Il est alors possible que certains élus cherchent à placer les aires loin des quartiers résidentiels pour éviter les réactions hostiles.
Une autre hypothèse pourrait être que certains élus locaux rendent les aires peu attractives afin d’en limiter la fréquentation. Nous constatons en effet que les aires ont tendance à être situées en bordure de communes et nos données montrent également qu’elles sont globalement éloignées des services publics, comme les écoles ou les centre de santé.
Au final, il est plus que probable que les discriminations environnementales que nous documentons résultent d’une combinaison de stratégies d’exclusion délibérées et d’objectifs de réduction des coûts.
L’absence de co-construction avec les principaux concernés et le nombre très limité de consultations menées aux niveaux local et national laissent à penser que l’injustice distributive qui touche les gens du voyage peut être une conséquence directe d’une injustice procédurale (c’est-à-dire qu’ils ne sont pas impliqués dans les processus de décisions qui les concernent). Celle-ci a été fréquemment documentée, notamment par des associations comme l’ANGVC et la FNASAT.
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Philippe Delacote a reçu des financements de la Chaire Economie du Climat.
Antoine Leblois, Léa Tardieu et Nicolas Mondolfo ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
– ref. Près des autoroutes et des déchetteries : les gens du voyage face aux injustices environnementales – https://theconversation.com/pres-des-autoroutes-et-des-dechetteries-les-gens-du-voyage-face-aux-injustices-environnementales-258636
