Le dégriffage des chats leur génère une douleur à vie. Il est temps de l’interdire

Source: The Conversation – in French – By Eric Troncy, Douleur animale, bien-être animal, Université de Montréal

Longtemps, faute d’études rigoureuses à long terme, les conséquences du dégriffage sont restées sous-estimées. Nos recherches menées au Québec révèlent qu’il cause des lésions nerveuses irréversibles et des souffrances chroniques. Cette mutilation doit être bannie, partout et pour toujours.

Je me suis intéressé à la douleur animale très tôt dans mon parcours. Pendant mes années de formation en anesthésie et gestion de la douleur, j’ai été frappé par la facilité avec laquelle on banalisait la souffrance des chats dégriffés. Cette indignation m’a suivi en recherche et a façonné mon travail depuis plus de vingt ans.

Avec mes collègues du Groupe de recherche en pharmacologie animale du Québec (GREPAQ – Université de Montréal), nous avons eu un accès unique à une colonie de chats atteints d’arthrose naturelle, une condition courante et douloureuse chez les animaux qui s’aggrave avec l’âge.

Nous avons développé et validé des outils spécialisés non-invasifs pour mesurer la douleur et la fonction nerveuse chez les chats – allant des tests cliniques vétérinaires à l’analyse de la démarche, l’imagerie cérébrale et les études de conduction nerveuse. Cela nous a permis de distinguer la douleur causée par l’arthrose de la souffrance supplémentaire engendrée par le dégriffage. C’était la clé : isoler la douleur de l’arthrose pour mieux cerner les effets propres du dégriffage.

Nos résultats, publiés dans la revue Nature Scientific Reports, ont été frappants : le dégriffage entraîne des lésions nerveuses aggravées à long terme, une sensibilité accrue à la douleur et des troubles de mobilité exacerbés, en particulier chez les chats plus lourds. Le système nerveux, surchargé dès le plus jeune âge, finit par s’épuiser, entraînant de la fatigue chronique, de l’hypersensibilité et une diminution du bien-être.

En d’autres termes, le dégriffage condamne les chats à une vie de douleur.

Une amputation, pas une coupe de griffes

Le dégriffage ne se cantonne pas à couper les griffes. Il s’agit de l’amputation de la dernière phalange de chaque doigt, généralement des pattes avant, parfois des quatre pattes. L’opération peut être réalisée à l’aide d’une lame de bistouri, d’un laser chirurgical, voire de coupe-griffes stérilisé.

La science vétérinaire a comparé les techniques, les protocoles analgésiques, et les complications, mais l’histoire dominante revenait toujours à la même idée : le dégriffage est controversé, mais permet encore, selon certains, de sauver des animaux.

Même l’American Veterinary Medical Association a conclu en 2022 que « des preuves scientifiques contradictoires existent concernant les conséquences du dégriffage ».

En tant que scientifique, je savais que cette « contradiction » reflétait en réalité une lacune dans la recherche : il n’y avait jamais eu d’étude rigoureuse et à long terme sur la douleur chronique causée par le dégriffage.

Pourquoi cette recherche était nécessaire

J’ai obtenu mon diplôme de Doctorat d’État vétérinaire à Lyon, en France, en 1992 – l’année même où l’Union européenne a proclamé l’interdiction du dégriffage des chats. Lorsque je suis arrivé en Amérique du Nord pour me spécialiser en anesthésie et en gestion de la douleur, j’ai été choqué de constater à quel point cette pratique était encore courante. Étant passionné par le bien-être animal, je n’ai jamais vu cette pratique autrement que comme une mutilation pour convenance.

Je me souviens encore d’avoir lu, en 2006, une lettre à l’éditeur, dans laquelle le Dr. Michael W. Fox, expert en éthologie et comportement animal, écrivait :

« Les propriétaires de chats attentionnés et responsables apprennent à leurs chats à utiliser des griffoirs… plutôt que de recourir au dégriffage systématique, qui constitue une mutilation pour des raisons de commodité. »

Pourtant, d’autres vétérinaires rejetaient ce point de vue, affirmant que la douleur était « minime » comparée à d’autres interventions – « quand on se compare, on se console ! » – et justifiant le dégriffage par une vision utilitariste : si cela évite que les propriétaires abandonnent leurs chats, la pratique est acceptable.

Et ainsi, cette pratique est restée largement répandue aux États-Unis et dans certaines provinces canadiennes, malgré son interdiction au Québec, en 2024. En fait, on estime qu’en 2025, quelque 25 millions de chats en Amérique du Nord sont dégriffés.

Un constat scientifique sans équivoque

Nos travaux ont donc constitué à comparer une cohorte de chats sains, à une cohorte de chats arthrosiques et à une cohorte de chats arthrosiques et dégriffés. Recueillir un nombre suffisant d’animaux ayant tous été soumis aux mêmes évaluations non-invasives a nécessité plus d’une décennie.

Mais l’attente a été bénéfique. Les preuves sont sans appel. Les chats arthrosiques présentent une sensibilité accrue au toucher, aggravée chez ceux qui sont aussi dégriffés. Leur système nerveux, sur-sollicité, développe une neuro-sensibilisation qui s’intensifie avec le temps, jusqu’à l’épuisement. Enfin, des répercussions biomécaniques se manifestent dans leur démarche, et les chats les plus lourds paient le prix le plus élevé.

Ces atteintes s’accompagnent de comportements altérés chez les chats dégriffés : réticence à sauter, négligence de la litière liée à la douleur dans les pattes, réactions de retrait à la palpation des doigts, voire une agressivité inhabituelle.


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Sur ces aspects, nos travaux menés par la Dr Aude Castel, neurologue vétérinaire, apportent un éclairage nouveau : les tests électrophysiologiques révèlent une atteinte directe des nerfs. Ces altérations, peut-être irréversibles, confirment la neuro-sensibilisation observée : un système nerveux défaillant et épuisé, qui correspond aux troubles comportementaux décrits.

La sensibilisation et l’éducation comportementale

En tant que vétérinaires, notre mission est de protéger le bien-être animal. En continuant à pratiquer le dégriffage, nous avons failli à cette mission. Les preuves sont désormais claires : il ne s’agit pas que d’une chirurgie de routine, mais d’une pratique éthiquement inacceptable aux conséquences graves et durables.

À la lumière de ces preuves, les vétérinaires doivent activement sensibiliser les propriétaires de chats aux graves conséquences à long terme du dégriffage et préconiser des stratégies alternatives telles que l’éducation comportementale, la coupe des griffes et l’utilisation de griffoirs. D’autres interventions, comme la ténotomie (section des tendons fléchisseurs des griffes), doivent être évitées, car elles perturbent le comportement naturel du chat et peuvent engendrer des douleurs chroniques similaires à celles du dégriffage.

De plus, les organismes de réglementation, comme l’Association canadienne des médecins vétérinaires et l’American Veterinary Medical Association, devraient intégrer les données scientifiques dans leurs décisions politiques afin de protéger le bien-être des félins.

Il est temps de bannir le dégriffage partout, surtout en Amérique du Nord.

La Conversation Canada

Eric Troncy a reçu des financements de Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, Fondation canadienne pour l’innovation.

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