Quand l’excès de positivité dans les pratiques des entreprises peut nuire à la santé

Source: The Conversation – in French – By Sarah Benmoyal Bouzaglo, Professeure des Universités, Université Paris Cité

Évoquer en réunion les aspects positifs d’un projet en omettant les contraintes rencontrées, nier des difficultés réelles vécues par des consommateurs en survalorisant les bénéfices d’un produit dans une publicité ou encore un post sur les réseaux sociaux… tout cela peut mener à la « positivité toxique ». Décryptage.


Des slogans tels qu’« Avec Carrefour, je positive » (1988), « J’optimisme » (2015) ou « L’énergie positive commence ici », en 2022 pour Belvita, illustrent la faveur généralement donnée à la positivité dans les pratiques des entreprises.

Parallèlement, celles-ci accordent aussi une place croissante au management bienveillant et au leadership positif, fondés sur une communication orientée vers les solutions plutôt que sur la critique et la mise en avant de valeurs positives. Mais cette emphase mise sur le discours positif – en interne (ressources humaines, communication, management) comme en externe (marketing off-line et digital) – pourrait finalement s’avérer contre-productive…

Comment la positivité est-elle devenue une injonction sociale ? Que signifie la « positivité toxique » et quels sont ses effets potentiels ? Dans quelles dimensions des pratiques des entreprises la positivité toxique peut-elle se manifester, et comment la contrecarrer ? Nous avons réalisé une recherche publiée dans Gérer & Comprendre qui permet de poser les premières pierres d’une réflexion sur le sujet, encore peu étudié en sciences de gestion et management.

L’injonction sociale à la positivité

L’avènement de la psychologie positive au début des années 2000 a mis en lumière les bénéfices potentiels de la pensée et des comportements positifs sur des aspects tels que le bien-être, la résilience ou la confiance en soi. Cette dynamique a été amplifiée par la multiplication d’ouvrages de développement personnel, de pratiques bien-être (yoga, méditation…) et de coachs spécialisés. Mais, à force d’être survalorisée, la positivité est devenue une norme sociale, pouvant mener à une « tyrannie de l’attitude positive ».

Les réseaux sociaux ont joué un rôle d’amplificateur. Lors de la crise sanitaire du Covid-19, de nombreux internautes se sont affichés, sur les réseaux sociaux, heureux de profiter du confinement pour se recentrer sur eux-mêmes, sur leur famille ou pour découvrir de nouvelles activités. Tandis que d’autres vivaient cette période dans de grandes difficultés (deuils, violences intrafamiliales, difficultés financières, isolement…) et pouvaient percevoir ce contenu positif diffusé en ligne comme excessif. Rien d’étonnant, alors, si la recherche sur la positivité toxique s’est particulièrement développée à cette époque.

À l’instar de la méthode d’autosuggestion consciente d’Émile Coué, consistant à se répéter que l’on va de mieux en mieux chaque jour, il est d’ailleurs possible d’exercer la positivité toxique sur soi-même.

Positif et toxique malgré soi

Avez-vous déjà dit ou entendu dire : « Rien n’arrive par hasard », « Ce qui ne tue pas rend plus fort », « Le temps guérit toutes les blessures », « Regarde le bon côté des choses » ? Si oui, vous avez déjà été, même involontairement, transmetteur et/ou récepteur de phrases qui peuvent susciter de la positivité toxique.

Rahman Pranovri Putra et ses collègues (2023) ont défini la positivité toxique comme

« [une]croyance en des concepts positifs excessifs, exigeant d’une personne qu’elle soit toujours positive en toutes circonstances et dans toutes les situations, et qu’elle ignore les émotions négatives ».




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Cette pression à rester positif peut conduire les individus à réprimer leurs émotions négatives les empêchant d’affronter la réalité d’une expérience difficile. Ils risquent ainsi de développer une détresse psychologique et de voir leur bien-être diminuer. Ils peuvent aussi renoncer à adopter des stratégies adaptées pour faire face à une situation difficile. C’est le cas, par exemple, lorsqu’une personne ne dénonce pas un harcèlement moral parce qu’on l’encourage à se concentrer sur les aspects positifs de ses conditions de travail – comme un bon salaire, des collègues agréables ou des missions stimulantes. Cette positivité imposée peut également entraîner des symptômes physiques, tels que des sensations d’essoufflement.

Des effets néfastes à anticiper et à endiguer

Dans le monde professionnel, plusieurs pratiques peuvent particulièrement relayer cette injonction à la positivité : certaines actions marketing, comme la publicité – en particulier sur les réseaux sociaux, via les posts d’une entreprise ou de ses créateurs de contenus en partenariat, la communication interne, la politique RH et le management d’équipe. Les études sur la positivité toxique dans les pratiques des entreprises en sont à leurs débuts, mais on en saisit déjà les effets néfastes pouvant aller jusqu’à nuire à la santé mentale et au bien-être des individus.

Les entreprises ont donc intérêt à identifier leur propre « territoire de positivité toxique », c’est-à-dire les discours positifs qui pourraient être perçus comme excessifs et qui masquent potentiellement des aspects négatifs. Cela suppose d’abord de repérer ce type de discours en interne (par exemple, dans la politique RH, la communication interne ou le management) comme en externe (par exemple, dans le marketing ou via la marque employeur). Une fois cela fait, il faudra œuvrer pour y introduire des nuances : des propos plus neutres, voire négatifs, exprimant davantage les difficultés, incertitudes ou contraintes.

Afin d’assurer une cohérence globale, il convient aussi de former les responsables RH, communication et marketing, ainsi que tous les managers à repérer et éviter l’usage excessif de la positivité dans leurs pratiques. En somme, la positivité reste un idéal légitime dans le monde des entreprises, tant qu’elle n’évince pas la réalité vécue par les individus.

The Conversation

Sarah Benmoyal Bouzaglo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Quand l’excès de positivité dans les pratiques des entreprises peut nuire à la santé – https://theconversation.com/quand-lexces-de-positivite-dans-les-pratiques-des-entreprises-peut-nuire-a-la-sante-260361