Graff : de l’underground à la sauvegarde institutionnelle

Source: The Conversation – in French – By Sabrina Dubbeld, Maîtresse de conférences en Histoire et théorie de l’art contemporain, Aix-Marseille Université (AMU)

Graff rue des Muettes, quartier du Panier, Marseille (Bouches-du-Rhône, février 2019). Sabrina Dubbeld , Fourni par l’auteur

Certaines révolutions sont plutôt discrètes. En juillet 2025, sans tambour ni trompette, dans le cadre feutré de l’Institut national de l’histoire de l’art, était inauguré le Centre national des archives numériques de l’art urbain. Jusqu’alors, le graff n’avait pas d’archives institutionnalisées. Il s’agit d’une étape cruciale dans la patrimonialisation de cet art. Elle consacre un mouvement longtemps marginalisé, tout en offrant aux chercheurs un accès inédit à des archives essentielles.


La pratique du graffiti writing – ou graff– apparaît à la fin des années 1960 aux États-Unis. En Europe, elle s’impose en tant que pratique culturelle urbaine au cours des années 1980. Les acteurs de cet art font du travail autour du lettrage et de la typographie de leur signature (dit aussi « blaze ») le cœur de leur recherche. Selon l’écrivain Norman Mailer, qui publia en 1974 l’un des premiers grands essais consacrés au graff, une nouvelle « religion » est née : celle du nom, qui se multiplie depuis lors à l’envi sur l’ensemble des supports disponibles : murs, portes, palissades, mais aussi sur les trains, « l’extase du railway » participant pleinement de la mythologie du mouvement.

Plus de cinquante ans après son apparition, l’histoire du graff demeure secrète en France : « Le graffiti est encore un mouvement underground. Son évolution, ses différents courants restent obscurs pour le grand public », précise l’artiste et spécialiste de l’art urbain Nicolas Gzeley. Pourtant, depuis les années 1980, de nombreuses expositions ont été consacrées à ses acteurs. Parmi les plus récentes, on trouve « Rammellzee » au Palais de Tokyo à Paris (2025), « Graffiti X Georges Mathieu » à la Monnaie de Paris (2025), « Aréosol, une histoire du graffiti » (2024) au musée des Beaux-Arts de Rennes (Ille-et-Vilaine).

Des galeristes pionniers apportèrent également très tôt leur soutien au mouvement, tels que Willem Speerstra, Magda Danysz ou encore Agnès B., qui invita des graffeurs, repérés dans les rues de Paris et de New York, à exposer dans sa galerie dès 1985. Ce soutien anticipait d’une vingtaine d’années l’engouement pour l’art urbain sur le marché de l’art, succès qui ne s’est pas démenti depuis.

Comment, dans ces conditions, expliquer la confidentialité dans laquelle se maintient cette pratique artistique ?

Le graff : des origines illégales et subversives

Le graff – tel qu’il est appréhendé, décrit et pratiqué par la majorité de ses acteurs – constitue une contre-culture souterraine, largement transgressive et fortement codifiée. En témoigne le sociolecte complexe et proliférant dont les graffeurs font usage – tag, flop, chrome… – et dont l’évolution, fort rapide, nécessite la mise à jour régulière de glossaires spécialisés. Les œuvres produites, dès lors qu’elles sont réalisées dans l’espace de la cité sans autorisation, sont considérées, au regard de la loi, comme des actes délictueux.

« On a souvent tendance, écrit le commissaire d’exposition Hugo Vitrani, à oublier que la première institution à laquelle sont confrontés les graffeurs est le palais de justice, bien avant le musée. »

Les travaux de Julie Vaslin, chercheuse en science politique, mettent en exergue l’ampleur et le caractère systématique des moyens déployés par les pouvoirs publics dans la lutte anti-graffitis depuis le début des années 1980 : effacement, poursuites judiciaires pouvant déboucher sur de lourdes condamnations. Encore aujourd’hui, alors que la labellisation « street art » a supplanté depuis une dizaine d’années celle de « graffiti » et que différentes formes d’institutionnalisation de l’art urbain se développent, « l’effacement de l’immense majorité des graffitis, écrit Julie Vaslin, est la condition sine qua non de l’encadrement culturel de quelques-uns d’entre eux ». À titre d’exemple, en 2024, la Ville de Paris a dépensé pas moins de 6,9 millions d’euros pour le nettoyage et la suppression de ces écritures sauvages.

Une histoire lacunaire, « parsemée de zones d’ombres »

Face à la rigueur de cette répression et l’efficacité des dispositifs d’effacement, le culte du secret fut savamment entretenu par les graffeurs. Ils s’organisèrent très tôt au sein de leur « crew » (équipe) afin de documenter leurs pratiques en constituant des traces graphiques et photographiques, seuls vestiges de leurs œuvres, par nature éphémères. Ces documents circulèrent un temps clandestinement, souvent par courrier, en France mais aussi à l’étranger, la mobilité faisant partie intégrante de la culture graff. Les fanzines ainsi que les vidéozines jouèrent également un rôle de premier plan pour la préservation de la mémoire du mouvement et sa dissémination au-delà des frontières. Il en va de même pour les magazines spécialisés qui se diffusèrent dans les kiosques à journaux français début 2000.

Esquisses du graffeur ASHA dans son atelier, Marseille, papier, crayon de couleur, crayon feutre, crayon à bille, 21 x 29, 7 cm.
Esquisses du graffeur ASHA dans son atelier, Marseille, papier, crayon de couleur, crayon feutre, crayon à bille, 21 x 29,7 cm.
S. Dubbeld, février 2019, Fourni par l’auteur

Cette « fièvre d’archives » n’a toutefois pas empêché la disparition de nombre d’entre elles, que ce soit lors de leur transfert d’un lieu à un autre afin d’éviter qu’elles ne constituent des preuves matérielles incriminantes, ou lors de leur saisie et mise sous scellés dans le cadre d’enquêtes judiciaires. Lors du mythique procès de Versailles qui s’acheva en 2011, la communauté perdit ainsi plusieurs mètres cubes de books (« carnets ») renfermant d’innombrables photographies, esquisses et dessins préparatoires, en dépit d’une pétition ayant récolté des milliers de signatures pour leur dépôt et leur sauvegarde aux Archives nationales.

Disséminées, fragmentées et constituées dans des conditions précaires, hors de toute norme de conservation, les archives du mouvement furent soumises aux vicissitudes du temps, à un inexorable processus de dégradation, voire de disparition. Elles dessinent une histoire lacunaire, « parsemée de zones d’ombres ».

Cette histoire est en outre reléguée à la marge de la reconnaissance des institutions publiques artistiques et universitaires, particulièrement dans le champ de l’histoire de l’art où cet art n’a pas encore acquis sa pleine légitimité. L’étude, menée en 2024 par les chercheurs Juliette Theureau, Camila Goulart-Narduchi et Christophe Genin portant sur la représentation de l’art urbain dans les collections publiques françaises, confirme la faible présence de cet art dans les musées. Il ne constitue que 0,02 % du volume total des œuvres des musées d’art moderne et contemporain et, dans 75 % des cas, il s’agit des quatre mêmes artistes.

En outre, 85 % de ces productions sont conservées dans quatre institutions et 55 % d’entre elles se trouvent dans la capitale.

De même, le nombre de travaux scientifiques de fond qui sont consacrés au graff en histoire et sciences de l’art s’avère peu encourageant. À ce jour, on recense moins d’une dizaine de thèses de doctorat consacrées à l’analyse de cette pratique depuis son émergence en Europe. De fait, jusqu’à une date très récente, le mouvement suscitait avant tout l’intérêt des sociologues et des anthropologues. D’ailleurs, la plus grande collection consacrée au graff en Europe – plus de 1 800 objets – se trouve dans un musée de société en France (le Mucem, à Marseille), et non dans un musée d’art contemporain.

Ainsi que le résume la chercheuse en anthropologie Claire Calogirou, «  pour se constituer en “œuvre d’art”, il manque encore au graffiti des historiens et des critiques d’art ».

Arcanes : un centre pour la sauvegarde et la valorisation de l’art urbain

En 2022, conscient de l’urgence à lutter contre la disparition progressive de ce patrimoine archivistique, la Fédération de l’art urbain, avec le soutien du ministère de la culture, entreprit la création du centre Arcanes « destiné à la sauvegarde et à la valorisation des archives de l’art urbain ».

Depuis trois ans, l’équipe réunissant des spécialistes ainsi que des professionnels de la culture et de l’archivage s’attelle à la collecte et au traitement de fonds d’archives numériques relatifs à cette thématique. Ces fonds émanent tant d’artistes, de critiques d’art, d’amateurs et de commissaires d’expositions que d’institutions publiques.

Mur de la Plaine, Marseille
Mur de la Plaine, Marseille.
Sabrina Dubbeld, février 2019, Fourni par l’auteur

Ouverte au public le 15 juillet 2025, la plateforme propose d’ores et déjà 10 000 documents à la consultation, 18 000 images, et des milliers de fiches renvoyant à des lieux de création ou à des acteurs de l’art urbain. Outre des vidéos et de nombreux entretiens avec les acteurs, Arcanes accueille également des articles de presse, ephemera, carnets de croquis, portfolios, archives judiciaires, reconstitutions et modélisations 3D de certains murs de sites historiques du graff, comme le terrain vague de Stalingrad (quartier La Chapelle, Paris, XVIIIe arrondissement), un des foyers majeurs du graffiti français européen à la fin des années 1980.

Des perspectives enthousiasmantes pour la recherche

La création de ce centre d’archives offre des perspectives enthousiasmantes en ce qui concerne la recherche en art consacrée au graff. Le fait de pouvoir accéder à une documentation centralisée, rigoureusement indexée, facilitera grandement le travail d’interprétation et de contextualisation des sources, en particulier pour les doctorants qui pourront y puiser des matériaux essentiels à leurs enquêtes.

L’enrichissement du corpus documentaire, appuyé par la constitution d’archives orales, ouvre la voie à la réalisation d’études ciblées explorant des pans moins investigués jusqu’alors par la recherche : retracer les évolutions stylistiques et graphiques du graff ainsi que ses liens avec d’autres formes artistiques et contre-culturelles qui lui sont contemporaines ; s’intéresser à la circulation et aux transferts artistiques entre les différentes scènes ; écrire l’histoire précise de sa répression ; se questionner sur sa réception, sa matérialité, sa mise en exposition, sa restauration, son statut, les critères esthétiques qui ont contribué à son établissement pérenne sur le marché de l’art…

Ainsi, Arcanes constitue assurément un pas crucial pour la patrimonialisation, la visibilité et la reconnaissance institutionnelle du mouvement graff. Espérons toutefois que cette initiative s’accompagnera bientôt de la création d’un centre d’archives physique à même de sauvegarder durablement ces archives fragiles.

D’autant que celles-ci portent, ainsi que le souligne l’historien de l’art et directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) Éric de Chassey,

« les traces des actions menées dans l’espace urbain par certains des artistes les plus importants des dernières décennies ».

The Conversation

Sabrina Dubbeld ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

ref. Graff : de l’underground à la sauvegarde institutionnelle – https://theconversation.com/graff-de-lunderground-a-la-sauvegarde-institutionnelle-263398